alternatives-economiques.fr L’indexation des salaires sur l’inflation, ça marche… en Belgique ! Justin Delépine 11–14 minutes

La Belgique a choisi un système, très encadré, d’indexation des salaires sur l’inflation qui ne produit pas les phénomènes de boucle prix/salaires, agités par la France comme un chiffon rouge.

Le 16 octobre, lorsque s’ouvrira la conférence sociale réunissant le gouvernement et les syndicats de salariés et les organisations patronales, un éléphant trônera au milieu de la pièce : l’échelle mobile des salaires, une vieille revendication ouvrière dont l’idée a resurgi avec l’inflation. Et que certaines centrales syndicales (CGT et FO) remettent sur le tapis, alors que l’intersyndicale appelle à une journée de mobilisation pour les salaires et le pouvoir d’achat ce vendredi 13 octobre.

Quoi de plus logique, au moins en apparence, que d’accrocher les rémunérations à la hausse des prix ? Pourtant, la question ne sera pas posée ce mois-ci car Emmanuel Macron l’a explicitement bannie des débats. Le 24 septembre, en direct sur France 2 et TF1, questionné par Laurent Delahousse sur l’opportunité « d’indexer les salaires sur les prix », le président de la République répliquait sèchement « non ! »…

Le 16 octobre, lorsque s’ouvrira la conférence sociale réunissant le gouvernement et les syndicats de salariés et les organisations patronales, un éléphant trônera au milieu de la pièce : l’échelle mobile des salaires, une vieille revendication ouvrière dont l’idée a resurgi avec l’inflation. Et que certaines centrales syndicales (CGT et FO) remettent sur le tapis, alors que l’intersyndicale appelle à une journée de mobilisation pour les salaires et le pouvoir d’achat ce vendredi 13 octobre.

Quoi de plus logique, au moins en apparence, que d’accrocher les rémunérations à la hausse des prix ? Pourtant, la question ne sera pas posée ce mois-ci car Emmanuel Macron l’a explicitement bannie des débats. Le 24 septembre, en direct sur France 2 et TF1, questionné par Laurent Delahousse sur l’opportunité « d’indexer les salaires sur les prix », le président de la République répliquait sèchement « non ! ».

Pour le chef de l’Etat, ce serait inutile « parce que nous avons le Smic qui est plus qu’indexé », ce qui est vrai. Et parce que « la dynamique salariale suit à peu près l’inflation », ce qui est faux, comme l’a montré Alternatives Economiques.

Pour Emmanuel Macron il s’agit d’un acte de foi : « Je ne suis pas pour qu’on indexe les salaires sur les prix parce qu’à ce moment-là on enclenche une boucle inflationniste. » Voici qu’était réanimé ce spectre abominable : la célèbre « boucle prix-salaires », qui par un effet de retour amplifierait, décuplerait, les hausses de prix, mènerait les entreprises à la faillite, les rentiers au suicide et les classes populaires à la misère.

Ce mythe historique (comme démontré ici), a biberonné des générations de dirigeants et de hauts fonctionnaires français : en 1958, le plan Pinay-Rueff1 mit hors la loi les clauses d’indexation des salaires sur les prix contenues dans certaines conventions collectives des branches industrielles2.

Puis en 1983 le gouvernement socialiste de Pierre Mauroy leur tordit le cou une seconde fois par une nouvelle loi. Jean Auroux, le ministre du Travail se fit alors l’avocat du diable : les mécanismes d’indexation disait-il, « constituent une garantie illusoire. Car, à terme, ce sont les plus démunis qui en sont les principales victimes, et les inégalités s’amplifient (…) Il s’agit de briser tout ce qui, dans les modes de détermination des revenus, peut favoriser l’inflation » .

En 2023, le président Macron maintient donc l’interdit. Une décision applaudie par ses pairs inspecteurs des finances. Récemment, l’un d’entre eux, parmi les plus remarquables et influents, s’enorgueillissait en off devant les journalistes d’avoir été de ceux qui avaient tué l’indexation lorsqu’il conseillait Pierre Bérégovoy à Bercy….

Depuis lors, à chaque revalorisation du Smic, les partenaires sociaux doivent discuter des « bas de grilles conventionnelles », c’est-à-dire les échelons les plus bas des grilles de salaires négociées au sein de chaque branche professionnelle. Certains de ces échelons, parfois jusqu’à une huitaine, passent durablement sous le salaire minimum. En septembre, les syndicalistes en dénombraient près de 80 !

En fait, plus que les bureaucrates, ce furent le chômage de masse des années 1980 et 1990 et le grand marché unique européen qui, renversant le rapport de force entre travailleurs et patrons, eurent la peau des systèmes d’indexation des salaires, en France en Italie, aux Pays-Bas… L’exception belge

Un vaillant (et pas si) petit pays résista à la pensée unique. La Belgique, qui compte 4,8 millions de personnes au travail, dont 85 % de salariés, a conservé un système d’indexation ancré chez elle au lendemain de la Première guerre mondiale, régi par les partenaires sociaux. Malte, Chypre et le Luxembourg ont aussi gardé un système d’indexation, mais on conviendra qu’il s’agit d’échantillons trop restreints pour être exemplaires.

En Belgique, il n’y a donc pas un système d’index, mais trois, avec des périodicités (annuelle, semestrielle, trimestrielle…) et des facteurs déclenchant différents. Et malgré quelques entorses, notamment des « sauts d’index », à savoir une année sans revalorisation, décidés par le gouvernement, les salaires belges suivent « l’indice santé » des prix, calculé hors produits pétroliers, de santé et de tabac.

« L’indexation protège les citoyens. Même les employeurs ne veulent pas vraiment la supprimer. Cela leur garantit tout de même une forme de paix sociale, pas comme en Allemagne où ont lieu des conflits pour le rattrapage des salaires. Et c’est un stabilisateur automatique car les ménages ne s’appauvrissent pas en cas de crise », explique Giuseppina Desimone, conseillère au service d’études de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB).

Et puis les derniers à avoir supprimé l’index dans le royaume ont été les occupants nazis en 1940, dans l’intention d’attirer la main d’œuvre belge vers les usines du Reich. Cela ne constitue pas un bon précédent… Début 2023, les salaires ont donc augmenté « tout seuls » de 10 %, alors qu’en France, cette revendication a provoqué plusieurs semaines de grève chez TotalEnergies.

Résultat : chez notre voisin outre-Quiévrain, les augmentations des salaires ne sont négociées qu’au-dessus de l’inflation.

« Tous les deux ans, les représentants syndicaux et patronaux se réunissent pour conclure pour tout le secteur privé une convention collective interprofessionnelle qui sert de cadre aux négociations sectorielles (environ 135 commissions mixtes, NDLR) et d’entreprises », explique Mateo Alaluf, professeur émérite de sociologie auprès de l’Université libre de Belgique.

En 1996, sur injonction du gouvernement « afin de sauvegarder la compétitivité de l’économie belge », une « norme salariale » indicative fixe tous les deux ans l’augmentation maximale du coût salarial moyen. Cette norme prend pour référence les rémunérations pratiquées en France, en Allemagne et aux Pays-Bas. Une contrainte admise par des syndicats contraints et forcés à l’époque, mais jusqu’en 2011, les salaires belges pointaient dans le peloton de tête des pays de la zone euro, derrière la Finlande, mais devant les Pays-Bas et l’Allemagne, et bien sûr la France.

Même si la Belgique a depuis reculé de trois places, le salaire minimum brut est de 1 955 euros par mois, contre 1 747 euros en France. Le salaire brut médian est à 3 507 euros en 2022, contre 2 169 en France. Et selon l’OCDE, la Belgique est avec l’Allemagne et la Hongrie parmi les seuls pays où le salaire réel (corrigé de l’inflation) a progressé entre 2020 et 2023.

Pourtant, les entreprises ne s’en portent pas plus mal, loin de là, puisque leurs marges n’ont cessé de s’élargir, passant en dix ans de 35 % à près de 45 %, record en Europe et preuve de la haute productivité du travail.

Par comparaison, en France, qui a banni l’échelle mobile et les négociations centralisées, les entreprises plafonnent à 34 % ! Un système centralisé de négociation a aussi l’intérêt de solidariser les entreprises, surtout les grandes, avec l’ensemble de l’économie du pays, plutôt que de favoriser les cavaliers-seuls. Un système très contraint

L’explication de cette envolée des marges vient de ce que tout n’est pas rose au royaume de Philippe 1er, d’abord parce que les salaires ne sont indexés qu’a posteriori, donc courent perpétuellement derrière le pouvoir d’achat perdu. De plus, les salariés ressentent encore le « saut d’index » décidé par le gouvernement libéral Michel en 2015 qui a imposé deux années sans indexation sur les prix, occasionnant une perte générale de 2 %.

Mais surtout, les syndicats attribuent la détérioration du partage de la valeur ajoutée entre capital et travail à la contrainte par la « norme salariale ». D’indicative en 1996, celle-ci est devenue obligatoire en 2017 par la volonté du gouvernement Michel obsédé par le « handicap salarial de la Belgique », contraignant les négociateurs à rester sous la progression des salaires des pays de référence. Puis, en 2022, un « arrêté royal » est même venu fixer la « norme » à 0 %, en sortie de Covid.

Trois journées d’action, dont celle du 9 novembre 2022 à l’appel de l’intersyndicale (FGTB socialiste, CSC chrétienne, et CGSLB libérale) qui mit le pays en état d’arrêt total, ne débouchèrent que sur l’octroi de primes de 500 à 750 euros. Sur une longue période, « la part des salaires dans la prospérité créée a diminué de 3,2 points de pourcentage, soit une perte de 15 milliards d’euros », écrivent les syndicats belges , qui réclament tous la « liberté de négocier les salaires ».

Alors, l’indexation fauteuse d’inflation ? Le test franco-belge est net : en France, l’indice des prix a augmenté de + 5,6 % en 2022 et + 4,9 % en 2023 (de septembre à septembre). Contre + 10 % et + 2,4 % en Belgique, alors que les ménages belges ne bénéficient pas de mesures de soutien comme le bouclier tarifaire français. La dynamique est donc comparable des deux côtés de la frontière.

En France, cela n’a pas échappé aux syndicalistes qui réclament le retour des indexations. Selon Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT le problème actuel serait plutôt « la boucle prix-profits »

« L’échelle mobile demeure depuis les années 1960 au cœur de nos revendications, et c’est encore plus vrai aujourd’hui. Si au moins on pouvait avoir une indexation à durée limitée, cela éviterait le tassement observé dans les bas salaires des grilles des salaires des conventions collectives, régulièrement rattrapées par le Smic, ce qui ôte toute perspective de carrières et de reconnaissance des qualifications », relève pour sa part Karen Gournay, secrétaire confédérale de Force ouvrière.

Mais la CFDT, elle, n’y voit que des inconvénients : « Nous sommes opposés à l’établissement d’une échelle mobile, car nous voulons de la négociation, dans les branches et les entreprises. Or l’automaticité des revalorisations salariales conduit à l’extinction des négociations. Je suis convaincue que cela retire un levier aux organisations syndicales », expliquait Marylise Léon, la sécrétaire générale, il y a tout juste un mois, en marge d’un entretien accordé à Alternatives économiques.

Une position au fond pas si éloignée de celle du président Macron qui affirme : « Je crois au dialogue social au niveau des branches là où on a des problèmes (de minimum) et dans les entreprises pour ce qui concerne la carrière. » On peut l’affirmer à l’avance : le 16 octobre, à la conférence sociale, les salaires ne grimperont pas à l’échelle… mobile.