Extrait

Le texte paru dans « Feu follet », accessible sur le site depuis la semaine dernière, critiquait un « vivre avec » faisant abstraction du covid et de ses conséquences mortifères. À un certain consensus sur l’importance de la réduction des risques au tout début de la pandémie a succédé un silence assourdissant au sujet de la gestion collective de la maladie. Celle-ci s’est normalisée dans la plupart des discours publics et sa prise en compte embarrasse les lieux de vie, les collectifs et les lieux accueillant du public qui s’étaient pourtant saisis de la question en 2020. Les logiques collectives expérimentées ont progressivement cédé le pas aux logiques individualistes. Amorce d’une histoire à la première personne.

Au début de la pandémie de Covid-19, les initiatives autonomes pour préserver la santé des un·es et des autres ont foisonné : brigades de solidarité populaire pour distribuer des repas aux plus pauvres pendant le confinement, fabrication artisanale de masques, auto-organisation à l’échelle des quartiers. Des paroles et des réflexions ont accompagné ces actions. Elles venaient des militant·es de la lutte contre le VIH/Sida (Gwen Fauchois) ; du milieu écolo (Aude Vidal) ; de groupes antivalidistes (le Collectif Luttes et handicaps pour l’égalité et l’émancipation) ; de personnes venues des luttes anticarcérales, antiautoritaires ou antifascistes (Acta.zone).

Au sortir du confinement, des collectifs ont continué à prendre des mesures pour éviter d’occasionner des clusters, avec des tests, des masques, de l’aération. Mais, en parallèle, les intérêts économiques pesaient de tout leur poids pour inciter à un retour rapide au business as usual, puis l’arrivée des vaccins dans les pays industrialisés a changé la donne. L’attention portée au Covid est peu à peu retombée, même dans les espaces qui y étaient les plus sensibles. Au fur et à mesure que la pandémie se banalisait, avec ses vagues à répétitions, le Covid a cessé d’être perçu comme un problème social urgent dont il fallait s’emparer et les gestes de protection collectives sont tombés en déshérence.

Je voudrais raconter un bout de l’histoire de ces quatre années de pandémie, celui dont j’ai été témoin, depuis la petite partie du champ politique où je m’inscris, où les gens valorisent le fait de s’auto-organiser, critiquent depuis toujours l’État et ses institutions répressives, sont hostiles au capitalisme et aux destructions qu’il engendre et attentif·ves aux relations de pouvoir qui structurent la société. Depuis 2020, dans ce camp des luttes et du mouvement social, une position a éclos, revendiquant l’importance de se prémunir collectivement de la contagion, indépendamment des directives gouvernementales, pour des raisons politiques. La position de ces personnes et groupes favorables à l’« autodéfense sanitaire » consiste :

    à reconnaître le caractère politique de la pandémie : la façon dont elle frappe inégalement les un·es et les autres : les personnes racisées, psychiatrisées1, handicapées, détenues, marginalisées ont payé le plus lourd tribut à la pandémie.
    à adapter les concepts de réduction des risques, de santé communautaire et inventer les pratiques correspondantes dans le contexte pandémique et dans une démarche pragmatique et solidaire. L’idée est de mettre en place des mesures collectives permettant de socialiser tout en minimisant les occasions de se transmettre une maladie potentiellement mortelle, susceptible de donner lieu à des Covid longs parfois invalidants. Pour les définir, il s’agit de prendre en compte la transmission aéroportée de la maladie établie scientifiquement : les minuscules particules produites en respirant et en parlant par un individu contaminé (même asymptomatique) restent en suspension dans l’air et peuvent mener à la contamination d’autrui2. En intérieur, le port du masque et l’aération permettent ainsi de lutter efficacement contre la contagion3.

Bien souvent, cette position nécessitait aussi de rappeler l’évidence : la pandémie est un événement majeur, qui a tué plus de 15 millions de personnes dans le monde, engendré des maladies chroniques pour des millions d’autres, et reste d’actualité.

Il y a aussi, derrière l’idée d’autodéfense sanitaire, celle que la propagation d’une maladie infectieuse révèle nos interdépendances. En temps d’épidémie, être contaminé·e, c’est aussi être contagieux·se et ne pas prendre de précautions n’engage pas que soi.

Le travail d’élaboration, de proposition, de discussion de l’autodéfense sanitaire a été mené de mille façons différentes : il y a celles et ceux qui ont écrit des textes, fait des émissions de radio, écrit des mails pour rappeler que « ce serait une bonne idée de se tester avant de se retrouver pour la résidence », discuté avec les ami·es et leurs collectifs, mis en ligne des informations sur la maladie et les moyens de s’en prémunir, etc.

Je partage cette volonté de prendre en compte la dimension politique de la pandémie de Covid-19. Mon récit est donc situé. Il est aussi forcément lacunaire. J’y retrace ce que j’ai vu autour de moi, principalement dans l’Est de la France et en Rhône-Alpes, dans des collectifs auxquels j’appartiens (dont Jef Klak) ou qui me sont proches. J’ai interrogé au printemps d’autres personnes impliquées dans l’autodéfense sanitaire pour savoir comment nous avons cheminé ces trois dernières années et mieux comprendre où on en est aujourd’hui. Je leur ai demandé comme je me demande : quel bilan peut-on tirer de ces tentatives de faire vivre cette question, alors que malgré les Covid longs qui s’accumulent, tout le monde ou presque est revenu à la « normale » ? à quelles nouvelles réflexions nous invite cette situation de « minorité dans la minorité » ? Comment faire, avec ce désaccord majeur qui s’invite un peu partout dans les façons de s’organiser, sans se détester et se faire trop de mal ? Que met-on derrière les mots d’« autonomie » et de « soin » ? Et avant tout comment en est-on arrivé là ?