alternatives-economiques.fr La victoire éclair et prometteuse des « sans papiers des JO » Recueilli par Justin Delépine et Vincent Grimault 10–12 minutes

Le 17 octobre, un mouvement de plus de 600 travailleurs sans papiers sur 33 piquets de grève à Paris et en Ile-de-France s’est soldé en fin de journée par une première salve de régularisations à venir.

Six heures du matin, mardi 17 octobre. Une grosse centaine d’ouvriers sans papiers investit le chantier de l’Arena, porte de la Chapelle, l’un des hauts lieux des futurs Jeux olympiques de Paris. Ils sont accompagnés de syndicats (CGT, CNT-SO) et de collectifs (Gilets noirs, CSP75, Droit Devant!). Peintres, maçons, couvreurs, tous participent à l’édification de cette arène multisport ou à d’autres chantiers en région parisienne. Et tous réclament leur régularisation par le travail…

Six heures du matin, mardi 17 octobre. Une grosse centaine d’ouvriers sans papiers investit le chantier de l’Arena, porte de la Chapelle, l’un des hauts lieux des futurs Jeux olympiques de Paris. Ils sont accompagnés de syndicats (CGT, CNT-SO) et de collectifs (Gilets noirs, CSP75, Droits Devant!). Peintres, maçons, couvreurs, tous participent à l’édification de cette arène multisport ou à d’autres chantiers en région parisienne. Et tous réclament leur régularisation par le travail.

Cette possibilité leur est ouverte par la « circulaire Valls » de 2012, arrachée à la suite, déjà, de grandes grèves de sans papiers, mais qui dépend de la bonne volonté de l’employeur, qui doit remplir un formulaire Cerfa de promesse d’embauche.

Dans le même temps, des dizaines d’autres travailleurs entament, avec le même but, des occupations dans 32 entreprises franciliennes, en majorité des sous-traitantes de chantiers ou des agences d’intérim.

Adama1, Malien de 26 ans qui réalise des travaux de peinture, est arrivé trop tard sur le piquet de l’Arena pour rejoindre le lieu de l’occupation. Le chef de chantier a refermé la grille qui permet d’y accéder. Coincé devant ce portail, avec d’autres travailleurs sans titres de séjour et leurs soutiens, il raconte :

« Je suis arrivé en France en 2018, j’avais 20 ans, je suis parti tout seul du Mali. Là-bas, je travaillais dans la restauration. Depuis que je suis ici, je travaille sur les chantiers. J’utilise le nom d’un ami qui est en règle. »

Adama tend une carte de chantier. Elle porte le nom de l’entreprise d’intérim qui l’embauche, mais une photo et un nom qui ne sont pas les siens.

« C’est comme ça qu’on peut travailler, confirme un autre ouvrier malien, plus âgé, bonnet du PSG vissé sur la tête. Avec les boîtes d’intérim, en utilisant le nom de quelqu’un qui a ses papiers ! »

« Pas de papiers, pas de JO ! »

A l’entrée de l’Arena, tout le monde a bien conscience d’un élément qui va peser lourd dans le rapport de force : le blocage d’un chantier important pour les JO est gênant politiquement, et les pouvoirs publics et donneurs d’ordres voudront régler la situation au plus vite. La presse est déjà là.

A l’intérieur du chantier, une banderole est déployée : « Pas de papiers, pas de JO ! ». Le résultat ne se fait pas attendre. Très tôt dans la journée, des représentants de Bouygues, l’entreprise donneuse d’ordre, et de la Mairie de Paris rejoignent les occupants du chantier et entament des négociations.

Le rassemblement matinal devant les grilles se disperse petit à petit, mais les travailleurs et leurs soutiens se donnent rendez-vous à 17h30 au même endroit.

Quelques heures plus tard, l’ambiance a changé. Beaucoup plus de monde et un grand fracas joyeux de djembés. Une rumeur court : les négociations ont abouti. A 18 heures, un négociateur de la CGT passe la tête au-dessus de la grille :

« Nous allons signer un accord ! Ça nous paraît être un accord satisfaisant dans la mesure où nous avons obtenu que tous les salariés en poste dans les entreprises concernées par les grèves de ce matin entrent en voie de régularisation ! Même ceux dont le contrat a été suspendu au cours des trois derniers mois. »

Rien n’est définitivement acquis, mais « la lutte paye »

Scènes de liesse sur le piquet de grève. Les travailleurs et les syndicalistes se tombent dans les bras. Sur d’autres lieux d’occupation, notamment d’agences d’intérim à Paris, les mêmes images de joie sont diffusées sur les téléphones.

La Mairie de Paris s’est aussi engagée à jouer les facilitatrices auprès des services de l’Etat, qui peuvent toujours refuser une régularisation par le travail, même avec un Cerfa rempli en bonne et due forme par l’employeur.

Rien n’est définitivement acquis, mais « la lutte paye », entonnent tous ceux qui se relaient au mégaphone à la porte de la Chapelle. Une dame âgée, riveraine, venue seule avec sa canne, ponctue : « Ils ont bien choisi leur cible, bravo à eux ! » Une victoire historique ?

« Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas vu un mouvement d’une telle ampleur dans les luttes de travailleurs sans papiers. Mais ce n’est pas inédit ! On renoue avec des niveaux de 2008. Ces conflits avaient débouché, quelques années plus tard, sur la fameuse circulaire Valls de 2012 sur la régularisation par le travail », rappelle Nicolas Jounin.

Ce sociologue a enquêté entre 2008 et 2010 sur les luttes des ouvriers sans papiers du bâtiment, qui avaient réuni jusqu’à 6 000 grévistes, et avant lesquelles il n’existait même pas de perspective de régularisation par le travail.

« Ce qui me paraît inédit, c’est plutôt d’avoir le donneur d’ordre, Bouygues, à la table des négociations, dès le début de l’occupation du chantier », enchaîne le chercheur.

L’imminence des JO et l’enjeu colossal d’un retard en termes d’image ne sont sans doute pas étrangers à cette prompte réaction du donneur d’ordre. Comme l’ampleur de la mobilisation.

« Ce sont des semaines de préparation pour arriver à une telle action. Ces luttes nous permettent aussi de repérer des travailleurs sans papiers dont nous ne connaissions pas encore les cas », relève une syndicaliste.

Dès l’annonce d’un accord de principe, des dizaines de travailleurs présents se manifestent ainsi auprès des syndicalistes, qui relèvent leurs identités, leurs coordonnées, l’entreprise qui les embauche et les chantiers sur lesquels ils travaillent. « Nous allons pouvoir les inclure dans les démarches pour obtenir des promesses d’embauche de leurs employeurs », affirme la syndicaliste. L’intérim au cœur du problème

« Il est important de noter que ce n’est pas du travail dissimulé, poursuit Nicolas Jounin. Ce n’est pas du travail qui échappe à l’Urssaf. Les relais par lesquels tout cela est possible sont connus, ce sont les boîtes d’intérim. »

Les agences d’intérim qui embauchent tous ces travailleurs sous des fausses identités peuvent-elles ignorer ce qu’elles font ?

« Non, elles ne l’ignorent pas, elles ferment les yeux, répond sans hésiter Laëtitia Gomez, secrétaire générale de la CGT-Intérim, qui a participé à la coordination de la grève. Ces travailleurs sans titres de séjour arrangent tout le monde, l’Etat et les entreprises ! Ce sont des travailleurs peu chers, corvéables, qui occupent les métiers les plus durs, à cause de leur situation, ils n’osent jamais dire non. Et en plus, ils cotisent et payent des impôts. Certains sont là depuis 15 ans ! »

En plus de la régularisation de tous les grévistes, les travailleurs et collectifs réclamaient aussi le retrait du projet de loi Darmanin sur l’immigration qui arrive le 6 novembre au Sénat. L’article 3 du texte prévoit la création d’un nouveau titre de séjour pour les « métiers en tension ».

« Nous devons régulariser tous ceux pour qui on constate une relation de travail, et ne surtout pas oublier tous les intérimaires comme le fait le projet de loi », insiste Laëtitia Gomez.

La CGT est, en effet, opposée à la création de ce titre de séjour particulier « qui ne résout en rien la précarité des centaines de milliers de travailleuses et travailleurs qui sont soumis.e.s aux critères restrictifs de la circulaire Valls », écrit la confédération.

« Le seul point positif, s’il est conservé, ajoute Nicolas Jounin, serait de sortir de cette féodalité qui dit que pour être régularisé par le travail, l’employeur doit adouber son salarié auprès de l’Etat. Les luttes de 2008-2010 ont arraché cela, mais ce n’est plus suffisant. »

« Les agences d’intérim qui embauchent ces travailleurs sous de fausses identités ferment les yeux » – Laëtitia Gomez, CGT-Intérim

Un obstacle en moins qui ne changerait rien « à l’arbitraire des préfectures », note tout de même la CGT. Face à la bronca contre cet article 3 – les syndicats le trouvent trop limitatif quand les partis de droite considèrent qu’il s’agirait d’un appel d’air pour tous les candidats à l’exil – le gouvernement réfléchit en effet à passer par voie réglementaire.

La création de ce titre de plein droit pour ceux qui exercent un métier en tension ne nécessiterait plus l’imprimatur de l’employeur, en revanche, le pouvoir discrétionnaire de l’administration serait maintenu pour l’accorder ou non.

Difficile de dire à ce stade si cette mesure passera le cap législatif, mais d’autres durcissements sont à prévoir dans le texte. Le ministre de l’Intérieur a d’ores et déjà annoncé qu’il soutiendrait les amendements de la droite sénatoriale qui visent à créer des quotas d’étrangers admis à rester en France, quelle que soit la catégorie d’immigration.

Il plaide également pour limiter l’aide médicale d’Etat (AME) dont bénéficient plus de 400 000 travailleurs sans papiers. Elle serait réduite à une simple aide médicale d’urgence.

En attendant, les ouvriers des chantiers d’Ile-de-France, eux, soufflent un bon coup. Si la victoire n’est pas encore définitive, 200 grévistes sur les 650 avaient déjà obtenu la promesse d’embauche nécessaire à l’obtention d’un titre de séjour mercredi matin. Une première étape qui semble avoir donné du courage à d’autres travailleurs.

Dès le lendemain, de nouvelles occupations de boîtes d’intérim commençaient, comme à Qapa, une agence du groupe Adecco à Paris, investie par 30 ouvriers demandant régularisation, ou encore à l’agence Ekors dans le 12e arrondissement, où la secrétaire générale de la CGT Sophie Binet tenait un point presse dans la journée. Dans leur communiqué commun, les organisations prévenaient ce mardi soir : « Cette victoire n’est qu’un début, seule la lutte donne des papiers ! »