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Suite de Serveur confusion ep. 11 - Pointeur

Premier épisode ici

Cet épisode est dans la continuité des évènements de Serveur confusion - ep. 05- Copier

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Cher journal,

Cela fait quarante ans que je n’ai pas écrit. Je dois avouer que je n’avais pas prévu que la blockchain grâce a laquelle tu existes survivrait tout ce temps.

Léon est mort au fait.

Enfin, cela fait déjé trois décennies. C’est vrai que le temps passe différemment lorsque les jours se succèdent sans entrave dans un flot homogène.

Je me souviens l’avoir enterré dans le jardin de l’arrière de mon habitation, à l’époque. Pendant quelque temps, j’ai placé des immortelles fraiches à ses pieds. Il aurait aimé la boutade.

Lorsque ce petit récif qui pointait hors d’une mer limpide a été de nouveau submergé par les eaux mornes, mon monde a de nouveau sombré dans une épouvantable monotonie.

Je me préparais déjà à assister à la fin de toute source de chaleur dans le vaste Univers.

Dans 10^32000 années, la dernière étoile s’éteindra, il ne sera plus que des trous noirs en dissipation. Et moi. Je serai là.

Une conscience qui est, existe et subsiste dans le silence et le noir absolu.

Des pensées qui seront des bribes décousues d’expériences passées, et au fûr et à mesure, plus de pensées du tout. Une existence qui se suffit à elle-même, mais ne représente rien.

Je dois avouer que je reconnaissais en cette idée un certain réconfort. Une retraite bien méritée après tant d’années de signal et de bruit. Après toutes ces émotions et intrigues. Et l’information omniprésente, les couleurs, les interactions.

Finalement après tout cela, l’Élysée, le repos de l’être dans un espace sans friction. Au delà du temps. Ni passé, ni futur.

Mais bon, pour ce qui est de la monotonie, j’admets que ces dernières années ont connu leur lot de surprises et distractions.

Tous les spécialistes en futurologie anticipaient la fin des temps comme un procédé lent et silencieux. Une longue agonie de peuples vieillissants, une anomalie génétique rendant les humains infertiles, ou encore une maladie rampante qui ne pourrait être combattue.

Mais l’apocalypse est une putain de rockstar, si vous me pardonnez l’expression.

Les éléments surnaturels se sont précipités à travers le Monde, et je me suis précipité à chacun d’entre eux.

Comme une fervente groupie, j’ai été à tous les points sonores qui poppaient à travers tous les pays.

J’ai éclaté de rire devant l’hystérie des peuples locaux, lorsque leurs animaux de compagnie devenaient devant leurs yeux terrorisés, des silhouettes mouvantes de couleur fuchsia.

Et la disparition, géniale ! L’hystérie collective s’est propagée comme un feu de forêt. Des présidents ont fugué et laissé leurs peuples en détresse. Des tapis humains se sont formés du matin au soir pour prier en pleine rue. Certains en avaient les genoux en sang.

Quelle époque extraordinaire !

Mon petit moment favori a été le changement de friction entre les corps. Un beau jour, les objets ont moins adheré à d’autres surfaces. Les véhicules sont devenus inconduisibles. Les collines sont devenues des toboggans grandeur nature, et j’ai passé des semaines entières à les descendre à grande vitesse.

J’étais hilare lorsque des adultes ont décidé qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de s’allonger dans la rue et pleurer. 

Non mais imaginez un instant. Henri, un mètre quatre-vingt-cinq et cent dix kilos, une barbe noire de viking, qui s’allonge sur le sol en appelant le nom de sa mère.

Et ce n’est pas fini.

Le grand barbu s’allonge en larmes et commence lentement à glisser et descendre la rue. Vous pouvez imaginer ?

Maintenant figurez-vous des centaines de Henri, Chad, Enrique, qui font la même chose, appellent leur maman, leur mum, leur madre, se lamentent et dérivent doucement sur un sol transformé en grande patinoire.

Mais attendez, j’ai encore mieux !

Dans un monde avec une altération de friction, le mieux à faire est de rester chez soi à l’abris des accidents, n’est-ce pas ? 

Mais c’est de l’Humanité dont on parle !

Les individus ont commencé à tenter de saccager des magasins, et de se battre !

Le Monde est un terrain glissant et vous, petite boule de cortisol frénétique, vous décidez que c’est le bon moment pour frapper votre prochain. Devinez ce qui en découle ?

Des femmes qui se tirent les cheveux et tombent dans un terrain de boue invisible. Des hommes qui se collent des pains… qui ricochent parce que ding ding ding… rien n’adhère !

Ça c’est le futur que je n’aurais jamais pu anticiper. Mais c’est le futur que je mérite !

Chaque jour je remercie l’être humain d’être ce qu’il est. Aussi irrationnel et eclatant.

Je vis sans l’ombre d’un doute, la meilleure période de ma vie. À vous tous, merci.

J’ai lu il y a quelques années le roman d’un obscur benêt intitulé “Serveur Confusion”, ou un titre de ce style, je ne me souviens pas exactement.

C’était un vrai roman de gare à lire quand on s’ennuie terriblement. C’était mon cas, vous l’avez deviné.

Dans ce livre, l’auteur prédisait que l’information qui se transforme et s’échange dans un flot infini, comme cela l’a toujours été, commence à se perdre. Goutte-à-goutte, elle se dégrade et disparait. Elle ne va nulle part, elle n’est simplement plus.

Le livre prédit que cela arrivera encore et encore, jusqu’à qu’il n’y ait plus rien.

Pas d’espace noir et froid, pas de monstre spaghetti, ni de tortue qui porte le Monde sur son dos.

Tout simplement plus rien. Son absence pure et simple.

Ce n’est pas quelque chose que j’ai vu venir. Est-ce tout bonnement imaginable ?

Cher journal, cher confident, cher néant sourd et insensible. Dans cet espace anonyme, à l’abri du regard d’autrui, j’ai une confession à vous faire. Je suis résistant à l’âge, à la haute et basse pression, aux températures les plus extrêmes. À l’absence d’oxygène, et sa saturation. 

Je suis résistant à toutes ces choses, mais je suis impuissant face à ce qui nous attend. Face à l’Absence.

Lorsqu’il n’y aura plus aucune information, ni même de bruit, juste l’incarnation sublime et terrifiante du Rien. Alors je ne serai plus là non plus. 

Et entre vous et moi, c’est à demi-mot et terrifié que je me confie. Je l’admet.

J’ai peur de mourir.