Comment l’Équateur a basculé dans le chaos

La crise sécuritaire que traverse l’Équateur est le fruit d’un changement de contexte régional, d’une croissance de la demande de cocaïne, mais aussi de lourdes erreurs politiques. En moins de dix ans, ce pays jadis tranquille est devenu le champ de bataille de gangs ultraviolents.

Romaric Godin, 12 janvier 2024 à 07h13

Les images hallucinantes provenant d’Équateur en cette deuxième semaine de l’année ont fait prendre conscience au monde entier de la dégradation de la situation sécuritaire dans ce pays d’Amérique du Sud. Déjà, l’assassinat en août dernier du candidat à la présidentielle Fernando Villavicencio par des membres des gangs locaux avait choqué. Mais cette fois, la situation semble devenue hors de contrôle, avec un état de « guerre intérieure » déclarée par le président élu l’an passé, Daniel Noboa.

Le plus surprenant est que ce pays avait, jusqu’à récemment, la réputation d’être relativement tranquille. En 2016, le pays avait ainsi un taux d’homicides volontaires de 5,6 pour 100 000 habitants, le deuxième plus faible du sous-continent, juste après le Chili. Ce taux avait baissé de façon spectaculaire sous les présidences de Rafael Correa (2007-2017). En 2011, il était quatre fois plus élevé.

Mais, en quelques années, tout a changé. En 2022, le taux d’homicides volontaires a grimpé à 26 pour 100 000, un niveau proche de celui de la Colombie et du Mexique, et qui n’est réellement dépassé en Amérique du Sud que par le Venezuela. Et 2023 a été une année de nouvelle dégradation.

Que s’est-il passé pour que ce pays de 18 millions d’habitants bascule dans cet enfer ? Les causes sont multiples. Certaines sont extérieures au pays, d’autres, plus nombreuses, tiennent à la gestion calamiteuse des deux dernières administrations, celle de Lenín Moreno, de 2017 à 2021, et celle de Guillermo Lasso, de 2021 à 2023.

L’Équateur est depuis longtemps une plateforme d’exportation de la cocaïne issue des plantations colombiennes et péruviennes. Le pays dispose en effet de ports actifs sur le Pacifique, notamment Guayaquil, d’où il a toujours été aisé d’exporter des stupéfiants vers l’Amérique du Nord ou l’Europe, à l’abri des autorités des pays d’origine des feuilles de coca.

Pour autant, ce trafic était à la fois de moindre ampleur et ne donnait pas lieu à une violence d’une intensité comparable à celle d’aujourd’hui. Autrement dit, la seule situation géographique de l’Équateur et son implication dans les flux internationaux de trafic de drogues ne permettent pas d’expliquer la dégradation récente de la situation sécuritaire.

Place aux cartels mexicains

Cette situation trouve son origine dans deux points de bascule. Le premier est l’accord passé en 2016 entre le gouvernement colombien et les Farc, le mouvement de guérilla qui contrôlait l’essentiel du trafic de drogue entre la Colombie et l’Équateur. Le démantèlement des Farc a conduit à une forme de « vide du pouvoir » sur la route équatorienne, alors même que la demande de cocaïne en Occident n’a cessé d’augmenter.

Cette situation a conduit trois grands groupes à prendre le contrôle de ce marché : les deux grands cartels mexicains de Sinaloa et Jalisco Nueva Generación, et la mafia albanaise qui, au temps des Farc, organisait déjà la distribution vers l’Europe. Ces groupes se sont installés en s’appuyant sur des gangs locaux, jusqu’ici spécialisés dans des délinquances plus classiques, mais qui sont devenus des agents locaux des cartels. Parmi ceux-ci, on trouve les désormais célèbres « Choneros », dont l’évasion du chef de file José Adolfo Macías, dit « El Fito », a provoqué la récente poussée de violence.

Pour tous ces groupes, l’Équateur est un pays très pratique. Les infrastructures sont de bonne qualité et le dollar est la monnaie officielle, ce qui est parfait pour faciliter le blanchiment de l’argent du trafic et minimiser les pertes de change dans le processus de distribution. Le pays est donc progressivement devenu un pays producteur de cocaïne. En juillet 2023, dans un chargement de bananes en provenance d’Équateur, un des fleurons traditionnels des exportations du pays, les douaniers néerlandais ont découvert neuf tonnes de cocaïne pour une valeur totale de 660 millions de dollars. Un record.

Crise économique et austérité

Mais cette évolution n’aurait pas été possible sans un autre élément clé, la détérioration de la situation économique et sociale du pays. La prospérité des années Correa s’explique d’abord par l’aubaine de prix élevés du pétrole, dont le pays regorge. À la différence de ses prédécesseurs conservateurs, le président de gauche a organisé la redistribution de cette manne pour les plus pauvres, pour le système de santé, pour le système éducatif. Ces politiques ont contribué fortement à réduire les inégalités et la criminalité dans le pays.

Mais le modèle économique équatorien n’a fondamentalement pas changé. Et une fois que le prix des matières premières s’est retourné, la situation est devenue très difficile pour l’État équatorien. D’autant plus que, dollarisée, l’économie du pays doit en permanence assurer l’entrée massive de dollars sur son territoire ou bien réduire d’autant la demande intérieure.

À partir de 2017, la situation devient très préoccupante. L’ancien dauphin de Correa, Lenín Moreno, abandonne brusquement toute politique de redistribution et adopte, sous la pression du Fonds monétaire international (FMI), une politique d’austérité brutale. Cette politique a visé les programmes sociaux et sécuritaires. Considérant que la situation était bonne sur ce terrain, le gouvernement a réalisé des coupes massives dans les budgets de la justice et de la police. Le ministère de la justice a même été supprimé, au moment même où les cartels s’implantaient dans le pays.

Ces décisions ont été désastreuses. La situation économique s’est davantage dégradée, provoquant des émeutes en 2019 et appauvrissant les classes les plus fragiles. Une partie de la population en a été réduite à collaborer avec les gangs et à plonger dans le narcotrafic.

Cette dégradation a aussi favorisé la corruption généralisée, notamment dans les prisons. La situation carcérale du pays a été une des sources de la crise actuelle. De ce point de vue, la décision en 2015 de Rafael Correa de généraliser la détention préventive pour les petits trafiquants a été une erreur. Le nombre de prisonniers est passé de 11 000 à 40 000 entre 2009 et 2021. Des milliers de jeunes gens sans ressources se sont retrouvés en prison, prêts à être enrôlés dans les gangs.

Car, compte tenu de la baisse des budgets de l’administration, de l’augmentation de la population carcérale et de la corruption généralisée, les prisons sont devenues de véritables bases opérationnelles pour les gangs. La plupart des chefs de ces groupes continuent à organiser leurs activités depuis leurs cellules. Selon les associations, près d’un quart des prisons équatoriennes sont contrôlées de fait par les gangs.

Guerre des gangs

La situation est donc rapidement devenue explosive. D’autant que la diversité des acteurs et leur concurrence permanente pour contrôler la production, l’approvisionnement et la distribution ont conduit à une guerre des gangs sanglante. En 2020, l’assassinat du chef des Choneros d’alors, José Luis Zambrano, dit « Rasquiña », provoque ainsi une bataille de succession violente.

L’atomisation du paysage criminel va aggraver la situation en incitant les gangs à diversifier leurs revenus pour tenter de prendre le dessus. Les enlèvements et les tentatives d’extorsion de fonds deviennent monnaie courante. Personne n’est réellement à l’abri, des commerces locaux aux écoles, en passant par les éboueurs et les fermiers. La vie quotidienne des Équatoriens, notamment dans la région côtière de Guayaquil, devient un cauchemar.

En parallèle, la situation économique va encore se dégrader avec la pandémie de Covid-19 et la poussée inflationniste qui va suivre. De nouvelles émeutes éclatent près de Quito en juin 2022 après la décision du nouveau président, Guillermo Lasso, de mettre fin aux subventions qui allègent le prix des carburants. Elles font six morts. Selon la Banque mondiale, le taux de pauvreté national (revenus inférieurs à 60 % du revenu médian) a explosé avec la pandémie, passant à 33 % de la population en 2020. Il est redescendu en 2022 à 25,2 %. Mais il reste très au-dessus du niveau de 2017 (21,5 %). 

Le nouveau président est alors très largement impuissant. D’abord parce qu’il est, comme son prédécesseur, pris à la gorge par l’austérité imposée par le FMI et la dollarisation. Ensuite parce qu’il est en guerre permanente avec le Parlement, où les corréistes dominent. La question sécuritaire est alors instrumentalisée par l’exécutif pour tenter de renforcer les pouvoirs présidentiels. Guillermo Lasso propose ainsi en février 2023 une série de huit réformes constitutionnelles où se mêle la possibilité d’extrader les Équatoriens criminels à l’étranger avec d’autres mesures. Toutes sont rejetées.

Pendant que les crises économiques et politiques se développent, et malgré l’appel ponctuel à l’armée, les gangs gagnent de plus en plus de terrain. Face à une police et à une administration pénitentiaire sans budget, les narcotrafiquants bénéficient de moyens financiers, militaires et technologiques supérieurs. Dans un reportage du New York Times publié en juillet 2023, un des policiers reconnaît devoir recourir à des téléphones privés pour communiquer avec ses collègues, faute de radio. Pour lui, « le combat est inégal ».

Progressivement, l’Équateur est donc menacé de devenir un État failli, un « Failed State ». C’est aussi le message que les membres des gangs ont voulu envoyer dans cette semaine du 8 janvier, tant par l’évasion d’El Fito que par l’intrusion dans une émission de télévision ou les combats de rue qui ont suivi la déclaration de « guerre intérieure » de Daniel Noboa.

Vers une méthode à la Bukele ?

Désormais, la référence de ce dernier, ou plutôt son dernier espoir, est la « méthode Bukele », du nom du président salvadorien Nayib Bukele, qui a réduit spectaculairement le taux de criminalité dans son pays, alors un des plus élevés au monde, et mis au pas les gangs locaux en 2022. Pour cela, il a eu recours à la méthode forte, suspendant en grande partie les libertés publiques et pratiquant une répression féroce. Les organisations de défense des droits humains ont dénoncé des cas de détention arbitraire, de justice expéditive et même de torture.

Mais cette méthode est devenue une référence en Amérique latine. Plusieurs candidats à la présidentielle équatorienne s’en sont inspirés, dont Daniel Noboa, ainsi que d’autres, au Chili ou en Argentine.

Le problème, c’est qu’il n’est pas certain que le cas équatorien soit comparable au cas salvadorien. Les gangs locaux sont liés à des groupes internationaux qui, à l’image des cartels mexicains, peuvent tenir tête à des armées nationales et sont extrêmement bien organisés et riches.

Surtout, il y a la drogue, dont la demande ne cesse de croître dans les pays occidentaux et qui rend l’éradication des organisations criminelles plus délicate. Le cas équatorien ressemble, de ce point de vue, plus à celui du Mexique ou de la Colombie qu’à celui du Salvador. Or, au Mexique comme en Colombie, la « guerre contre la drogue » a conduit à une dégradation permanente de la situation sécuritaire. L’Équateur, déjà dans une grave crise économique, est désormais bel et bien au bord de l’abîme.