Présidentielle en Bolivie : derrière la victoire de Rodrigo Paz Pereira, l’extractivisme sort grand gagnant

Dans le pays andin, la relance économique passera avant l’écologie. Le constat a été confirmé par l’élection, dimanche 19 octobre, d’un nouveau président de centre-droit. Après deux décennies d’un pouvoir de gauche, il l’a emportée contre un candidat encore plus conservateur.

Camille Bouju 20 octobre 2025 à 10h09

Sucre (Bolivie).– Les secteurs de l’agrobusiness et de la mine jubilent, au grand dam des militants environnementaux. Dimanche 19 octobre, le candidat de centre-droit Rodrigo Paz Perreira a remporté l’élection présidentielle en Bolivie, face au conservateur Jorge Tuto Quiroga. Pour les milieux économiques, le message était clair avec cette configuration de second tour : place à une relance orientée vers leurs intérêts, quel que soit le gagnant.

De fait, c’est bien la continuité du modèle extractiviste qui va s’imposer comme l’unique sortie de crise. Cela alors même que, depuis des décennies, ce schéma épuise les sols, ravage les forêts et mine les communautés locales. « Ce qui est fou, c’est que le gagnant de l’élection veut incarner une rupture avec le Mouvement vers le socialisme (MAS), alors qu’il propose exactement la même chose : encore et toujours l’extractivisme », déplore Stasiek Czaplicki, économiste environnemental bolivien.

Depuis l’époque coloniale, l’histoire du pays andin est intimement liée à l’exploitation de ses ressources. De l’or à l’étain, en passant par le cuivre, l’argent ou encore le caoutchouc, l’économie bolivienne a toujours reposé sur ses matières premières. Sous Evo Morales, au pouvoir de 2006 à 2019, la nationalisation des hydrocarbures avait été présentée comme une « seconde indépendance économique ».

Pendant quelques années, les revenus élevés issus de ces exportations ont permis de financer des programmes sociaux massifs, réduisant la pauvreté de près de 20 points entre 2006 et 2014. Vingt ans plus tard, après la chute des ventes de gaz, la dépendance envers ces rentes a plongé le pays dans la crise économique, mais le discours reste le même.

« Malgré les belles années Morales, le pays est resté très pauvre, précise Stasiek Czaplicki. Et pourtant, selon les responsables politiques, il a été béni d’avoir autant de ressources, quand bien même on ne réussit pas à s’industrialiser. À aucun moment ils ne remettent en question cette tradition d’exploitation de nos matières premières. »

Paz Pereira, « l’option la moins pire »

Pendant les deux mois d’entre-deux-tours, les mentions du changement climatique et les engagements pour l’environnement ont été rares*.* Pour Ángeles Mamani, militante environnementale à Sucre, la capitale constitutionnelle du pays, ce silence est lourd de sens : « La crise environnementale n’est pas à l’ordre du jour politique. Le président promet le développement, sans dire à quel prix. La déforestation, la sécheresse, les feux sont des conséquences directes de ce modèle. »

Ces arguments seront loin d’arrêter la nouvelle équipe au pouvoir, qui a déjà promis plus de concessions minières et davantage d’explorations pétrolières. Dans la réserve naturelle de Tariquía, dans le sud du pays, Andrés Miranda se prépare déjà au pire. « Nous avons déjà été criminalisés et accusés d’être contre le progrès. Les compagnies vont redoubler d’efforts si le mot d’ordre est à nouveau de creuser. »

Ce défenseur environnemental a été attaqué plusieurs fois par la justice bolivienne pour avoir tenté d’empêcher des entreprises pétrolières d’entrer dans cette zone protégée. Néanmoins, il veut accorder le bénéfice du doute à Paz Pereira, originaire de la région : « C’était l’option la moins pire, peut-être qu’il aime Tariquía autant que nous. »

La promesse de croissance faite par Pereira avec son slogan « Capitalisme pour tous » pourrait cependant bien se trouver aussi dans le lithium. La Bolivie en détient les plus grandes ressources mondiales, notamment sous le salar d’Uyuni. Or, l’extraction de ce métal indispensable à la fabrication des batteries électriques s’annonce tout aussi destructrice pour les écosystèmes et les communautés locales.

Iván Calcina, représentant de la communauté de Nor Lípez, voit déjà les effets de l’extraction sur son territoire. « C’est devenu très sec, la faune s’en va, déplore-t-il. Aucune étude d’impact environnemental n’a été réalisée, et l’eau manque déjà. Nous attendions cette élection avec plus de crainte que d’espoir, car nous avons vite compris que cela n’allait pas les arrêter, au contraire. »

Les intérêts de l’agrobusiness

Dans la région amazonienne, cette élection était très appréhendée également. « Le MAS n’a jamais été exemplaire en termes d’écologie, mais il parlait encore de Pachamama [la « Terre-Mère » – ndlr], remarque Ruth Alipaz Cuqui, militante indigène du parc Madidi, sanctuaire de biodiversité. Aujourd’hui, on sait que la nature n’a plus d’importance. » Depuis plusieurs années, le territoire a vu l’exploitation aurifère illégale se multiplier, contaminant les rivières au mercure – métal lourd très nocif utilisé pour l’extraction d’or – et mettant en péril leurs modes de vie.

Rien que dans le río Madre de Dios, affluent de l’Amazone, les autorités du département de Pando ont recensé 546 dragues en 2023, dont la moitié opérées illégalement. « Le prochain gouvernement est une menace pour nos territoires indigènes, qu’il vise à supprimer, dénonce Ruth Alipaz. L’objectif est clair : permettre un accès plus facile aux ressources naturelles qu’ils renferment. L’État ne veut pas s’opposer à ces puissances économiques, il veut leur laisser le champ libre. Lutter contre cela devient de plus en plus difficile. »

Autre fléau : les incendies. En 2024, la Bolivie est devenue le deuxième pays dans le monde avec le plus de pertes de forêts primaires, avec un record de 1,4 million d’hectares disparus, selon l’observatoire Global Forest Watch. « Les incendies sont la conséquence de l’expansion de l’agriculture et de l’élevage dans le pays. La fumée nous rend malades et détruit nos récoltes », alerte la militante Ángeles Mamani à Sucre.

Depuis l’arrivée d’Evo Morales au pouvoir, l’État s’est allié aux élites de l’agrobusiness, assouplissant notamment les restrictions de défrichement. Les ambitions de son successeur à ce sujet sont floues. Dans des déclarations publiques, Pereira s’est montré fermement opposé aux fameuses lois incendiaires – un ensemble de décrets autorisant les brûlis contrôlés pour l’expansion agricole promulgué par le MAS –, mais son programme officiel ne contient aucune mesure concrète pour freiner la déforestation, réduire les incendies ou limiter l’expansion de la frontière agricole.

Si la question écologique est si absente du débat public, c’est qu’elle dérange des intérêts puissants. « Les gouvernements ont peur de proposer des alternatives qui bousculent l’ordre établi, parce qu’on les accuserait d’être anti-développement et anti-entreprises », déplore Ángeles Mamani. Un constat que partage l’économiste Stasiek Czaplicki : « Les secteurs minier et agricole financent toutes les campagnes électorales et possèdent les principales chaînes de télévision. S’y opposer, ce serait un suicide politique. »

Et pour cause, en Bolivie, ces groupes ont un pouvoir de mobilisation considérable. De peur d’en subir les conséquences, les dirigeants successifs ont préféré composer avec eux. Cette complaisance ne date pas d’hier : tous les gouvernements ont contribué à marginaliser le mouvement écologiste. « À l’extérieur, on continue d’entendre qu’Evo Morales était un président écologique, mais il n’a pris aucune mesure sérieuse en faveur de l’environnement », insiste l’économiste.

En dépit de la situation, le 6 octobre 2025, l’Union européenne félicitait le président sortant Luis Arce pour son engagement climatique. Un affront pour les militants du pays. « Ce gouvernement n’a rien fait pour nous, l’extractivisme a toujours été sa priorité, s’indigne Ruth Alipaz. Et le suivant sera pire. Alors quoi ? Il recevra aussi une médaille ? »

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Victorieux, Paz Pereira promet de « redonner un rôle » à la Bolivie

Après l’élimination de la gauche au premier tour de l’élection présidentielle, le 17 août, Rodrigo Paz Pereira et Jorge « Tuto » Quiroga s’affrontaient pour la succession de Luis Arce, le chef d’État sortant, issu d’un Mouvement pour le socialisme (MAS) en pleine implosion.

Si les deux hommes se situent à droite, Paz apparaissait comme l’option la plus modérée, portée par un colistier très populaire, tandis que Quiroga incarnait l’option la plus radicale.

Paz l’a finalement emporté, selon le Tribunal suprême électoral (TSE), avec 54,6 % des suffrages. « Il a gardé un ton très calme, très centriste, [adapté à] ceux qui veulent un changement, mais pas un changement radical », a indiqué la politiste Daniela Keseberg à l’AFP. S’il peut compter sur le plus grand groupe parlementaire à la chambre basse (49 sièges sur 130), il ne dispose pas d’une majorité absolue à lui seul.

Son élection a été saluée par le chef de la diplomatie états-unienne, Marco Rubio, trop heureux de célébrer « une occasion de transformation » après deux décennies de pouvoir du MAS.

« Il faut ouvrir la Bolivie au monde et lui redonner un rôle », s’est réjoui le gagnant dimanche soir, tandis que son vice-président élu, Edmand Lara, en appelait « à l’unité et à la réconciliation entre les Boliviens ».

Fabien Escalona

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    2 months ago

    complément https://www.mediapart.fr/journal/international/171025/presidentielle-en-bolivie-une-nouvelle-bourgeoisie-indigene-tourne-le-dos-la-gauche

    Présidentielle en Bolivie : une nouvelle bourgeoisie indigène tourne le dos à la gauche

    La gauche sera absente du second tour de l’élection, dimanche 19 octobre. Après avoir profité de l’ère Morales, les Aymaras espèrent consolider leur ascension sociale et penchent désormais vers le centre-droit. Reportage à El Alto, l’un des anciens bastions du Mouvement vers le socialisme.

    Camille Bouju 17 octobre 2025 à 18h11

    El Alto (Bolivie).– Lorsque Victor Flores ouvre la porte du Crucero de los Andes, son gigantesque cholet de onze étages, comme on appelle ces édifices colorés mêlant architecture néo-andine et tradition aymara, son regard brillant trahit sa fierté. Les néons s’allument, l’escalier qui mène au premier étage se teinte de violet et les colonnes argentées étincellent. « Notre salon d’événements peut accueillir jusqu’à 450 personnes, indique-t-il. Il est décoré sur le thème de Dubaï, parce que j’ai réalisé que cette ville avait beaucoup en commun avec El Alto : s’être construite sur un désert et rêver de grandeur. »

    Ici, à El Alto, banlieue populaire juchée à plus de 4 000 mètres d’altitude sur les hauteurs arides de La Paz, capitale administrative bolivienne, les cholets sont devenus le symbole d’une ascension sociale inédite, celle des qamiris, nom donné aux riches indigènes aymaras, « ceux qui ont de l’argent ».

    Cette classe sociale a su gagner en influence depuis l’arrivée au pouvoir du Mouvement vers le socialisme (MAS), incarné par Evo Morales en 2006. « Le MAS a donné de la visibilité au monde indigène, il lui a permis de devenir un acteur économique et politique à part entière », analyse Pablo Mamani, sociologue et politologue à l’université publique d’El Alto. Pour beaucoup, en effet, l’ancien président (2006-2019) a ouvert une ère d’émancipation et favorisé l’essor des chef·fes d’entreprise issu·es des classes populaires.

    Morales a aussi rapidement insisté sur la lutte contre les discriminations. La loi n° 045 contre le racisme et toute forme de discrimination, promulguée en 2010, a notamment obligé chaque institution à afficher un message sur sa devanture : « Nous sommes tous égaux. » Un rappel nécessaire dans un pays où, jusque-là, certains établissements refusaient l’entrée aux Bolivien·nes indigènes.

    « S’il y a bien quelque chose sur lequel nous pouvons être reconnaissants, c’est cela : Evo Morales nous a donné une place, confie Victor Flores. Avant, on nous méprisait, c’était très difficile de réussir si tu étais aymara et que tu avais la peau foncée. » L’entrepreneur a commencé à travailler à l’adolescence. « Mon père était chauffeur de minibus. Dès mes 15 ans, j’étais à la portière, à crier nos destinations pour attirer les passagers, après j’ai vendu des saucisses dans la rue », se souvient-il.

    Une ascension sociale grâce au commerce

    Son immeuble, inauguré en septembre 2023, a coûté près d’un million de dollars. Un achat permis grâce au succès de son entreprise familiale d’électroménager, Multiventas, qui revend des produits importés de Chine à bas prix, profitant du rapprochement diplomatique avec Pékin à l’initiative d’Evo Morales. « Tout s’est fait petit à petit, sacrifice après sacrifice », insiste l’entrepreneur.

    Comme lui, une génération entière s’est enrichie au fil des décennies. Issue de l’exode rural des années 1980 qui a peuplé El Alto, cette classe sociale s’est construite dans le commerce informel, caractéristique de la Bolivie. En 2023, le secteur représentait plus de 80 % des travailleurs et travailleuses, selon les données de l’Organisation internationale du travail (OIT).

    « Quand on part de rien, on n’a peur de rien », sourit Irma Acne, directrice de Conaintex, une entreprise d’exportation de textile. Elle aussi a bâti son empire à El Alto et, même si elle peine à le reconnaître, son ascension doit beaucoup aux années Morales.

    « Ces entrepreneurs se sont insérés dans l’expansion du commerce international. Leur essor coïncide avec la période où la Bolivie, grâce à ses matières premières et surtout aux revenus du gaz, a connu une croissance exceptionnelle, analyse María Teresa Zegada, sociologue au Centre d’études supérieures et universitaires de Cochabamba. Cela a transformé la société bolivienne. »

    Deux décennies plus tard, les qamiris ont de nouvelles attentes : moins d’impôts, plus d’opportunités, et un État qui soutienne plutôt qu’il ne contrôle. Des ambitions qui les éloignent de la gauche et qui ont sûrement contribué à la déroute complète du MAS lors du scrutin du 17 août.

    Dans la ville d’El Alto, bastion du MAS, où se concentre la majorité des qamiris, la fracture est désormais visible dans les urnes. Près de 60 % des électeurs et électrices ont voté, au premier tour de la présidentielle, pour Rodrigo Paz Pereira, le candidat de centre-droit, qui affrontera le conservateur, Jorge « Tuto » Quiroga, au second tour, le 19 octobre. « Le MAS n’a pas su avoir une lecture dynamique de la société. Il ne comprend pas que les identités sociales changent et voit désormais les qamiris comme de futurs capitalistes, donc comme une menace », estime Pablo Mamani.

    Le souhait d’une fiscalité allégée

    En ce sens, le programme de Paz Pereira, résumé dans le slogan « Capitalisme pour tous », séduit une partie des entrepreneurs et entrepreneuses qamiris frappés par la crise économique qui secoue le pays depuis 2023. Le parti leur promet notamment une réduction des droits de douane à 10 %, des crédits à taux réduit et un « pardon fiscal » pour les entreprises endettées.

    « Ce que nous observons, c’est une réorganisation du vote indigène, poursuit Pablo Mamani. Les qamiris n’ont jamais voté par idéologie, mais par intérêt identitaire et économique. Quand le MAS ne garantit plus leur prospérité, ils négocient avec d’autres. Ce n’est pas un virage à droite : c’est une manière de préserver leurs conquêtes. »

    Une lecture partagée par María Cristina Soto, cheffe d’entreprise et présidente de la chambre de commerce et d’industrie d’El Alto. À la tête d’un groupe de construction, elle incarne cette élite aymara. Mercredi 8 octobre, parée de bijoux étincelants, elle inaugure une exposition de commerçant·es aymaras : « Le gouvernement nous importe peu, on milite pour le travail libre, pas pour une idéologie. »

    Leurs attentes rejoignent finalement celles d’une bourgeoisie plus classique : sécurité économique et allègements fiscaux. « Nous voulons de la stabilité, que les choses aillent mieux pour tout le monde », assure Victor Flores. Pour Irma Acne, « il faut changer les lois et aller vers un modèle plus libéral » : « Les socialistes veulent que nous restions pauvres pour qu’on vote pour eux », assure-t-elle. « Ce serait contradictoire avec leur type d’activité, qu’ils continuent de plaider pour le socialisme. Leur vote pour le MAS a été massif mais surtout conjoncturel », répète María Teresa Zegada.

    Pour autant, les qamiris ne sont pas « des riches comme les autres », soutient la sociologue. Samedi 11 octobre, la famille Velzaco Gutiérrez célèbre un mariage dans le cholet Santa Rita, construit sur la célèbre avenue du 16-Juillet. La musique résonne à plein volume. Les bouteilles de bière et de singani, le distillé national, coulent à flots. Avant chaque gorgée, les invité·es versent quelques gouttes d’alcool sur le sol en offrande à la Pachamama, la Terre-Mère.

    Ces fêtes, symboles d’abondance, sont aussi une forme de redistribution : la location d’un salon dans un cholet coûte entre 400 et 2 000 dollars. « Malgré leur réussite, ils maintiennent un lien communautaire fort. Ces célébrations sont une manière de partager symboliquement la richesse et d’affirmer leur identité aymara », explique María Teresa Zegada.

    Dans son entreprise, Irma Acne veille à donner à ses marques des noms en langue aymara. C’est le cas de Chama, qui signifie « effort ». « L’idée, c’est de toujours rappeler notre culture, de faire vivre notre histoire à travers le commerce », explique l’entrepreneuse en caressant une veste 100 % alpaga, ornée de motifs colorés et géométriques typiques des Andes.

    L’élection d’un président sans sensibilité indigène fait craindre le pire pour cette culture à laquelle les qamiris demeurent attachés. Glenda Yañez, créatrice de mode et cheffe d’une entreprise à succès de vente de polleras, des jupes traditionnelles portées par les cholitas, a « très peur d’un retour en arrière, avec encore plus de racisme ».

    Pendant les épisodes de violences qui ont suivi l’élection annulée de 2019, Glenda Yañez a été frappée à El Alto pour avoir porté une pollera par ceux qu’elle appelle les q’aras, des Boliviens à la peau claire qui, dit-elle, « ont oublié leurs racines indigènes ». « Ce qui nous définit comme qamiris*, c’est notre sens de la communauté*, appuie-t-elle. *Nous ne pouvons pas oublier d’où nous venons, car le classisme a été la plus grande blessure de notre peuple. Si nous tournons le dos