La question du sport comme outil d’aliénation ou d’émancipation est entrée dans nombre de foyers lors de la Coupe du monde de football organisée par la FIFA au Qatar fin 2022. Et ce sont plutôt les aspects critiques qui ont prédominé dans les débats, autour de la question du respect des droits humains et des enjeux environnementaux. Un point sur le football pris dans une réflexion plus ample sur ses implications sociales semble donc nécessaire.

Le football n’est pas un objet qui flotte hors de la société qui l’a engendré. Il est une réalité multiforme qui touche à des degrés divers : pratiquant·es, fans, organisateur·ices et financeurs eux-mêmes le façonnent, tel un prisme dont ne regarder qu’une seule facette relèverait de la mauvaise foi. Se limiter à dénoncer l’hégémonie d’un football-spectacle devenu une marchandise ne visant que le profit serait aussi réducteur et partiel que de n’en louer que les débuts dans le monde ouvrier et sa place dans la culture populaire.

Remettre les valeurs sociales au cœur du sport

Le football a pris ces dernières décennies l’apparence d’un produit dont le commerce génère des milliards de chiffre d’affaires, aberrants au regard des urgences sociales, économiques et environnementales. Il est devenu l’archétype du sport-business et d’un monde où le spectacle remplace la participation effective pour cantonner les citoyen·nes au rang de simples consommateur·ices. En ce sens il ne nous ressemble plus et se transforme en un divertissement stérile voire nuisible pour le maintien de valeurs vivantes telles que la solidarité, le partage, l’équité, le plaisir de l’effort ou de sa mise en commun. Cependant, ne se résume-t-il qu’à ça ? Non. Il suffit de se pencher en détail sur ce qui compose cet « écosystème football » mondial pour se rendre compte que des facettes bien plus intéressantes existent et méritent d’être regardées de près.

En premier lieu, évoquons la réalité militante du club professionnel du quartier rouge de Hambourg, le FC Sankt Pauli, fraîchement promu en Bundesliga, la « Ligue 1 » allemande. Celui-ci est souvent présenté comme l’archétype d’une forme de résistance au foot-business. Une résistance qui se joue à l’intérieur même du système contre lequel le club s’est érigé depuis le milieu des années 1980 lorsque le mouvement des occupations d’immeubles vacants battait son plein dans la ville hanséatique. Depuis, les supporter·ices, majoritairement issu·es des mouvements sociaux locaux, ont investi les tribunes mais aussi (et c’est là que réside l’exemplarité) les instances du club, et se sont organisés autour de mots d’ordre et de principes forts et qui dénotent dans le paysage du sport-business : antisexisme, antihomophobie, antifascisme, solidarité internationale, engagement social local, modèle de développement économique soutenable…

Des îlots de résistance face au foot capitaliste

Tout cela se manifeste au jour le jour par les décisions constantes d’une « scène des fans » hautement responsabilisée et pleinement consciente des luttes à mener, l’équipe de football professionnelle du club servant principalement de vitrine à celles-ci. Il est difficile de lister les engagements du club tant les axes et les modes de mise en œuvre sont variés : du soutien à un centre de soins palliatifs pour malades du VIH à la création de puits autonomes dans des régions du monde où l’accès à l’eau est déficient, le FC St. Pauli tente de concilier le fait d’être un îlot de résistance et celui de participer malgré tout à un « système » qui ne valorise guère ce genre de prises de position.

Il est cependant à relever l’absence totale de solidarité du FC St. Pauli envers les Gazaoui·es victimes des exactions de l’armée israélienne qui ont suivi les attaques barbares du Hamas le 7 octobre dernier. Au contraire, c’est une position très pro-israélienne qui a été exprimée par la voix des Ultras Sankt Pauli et d’autres groupes de supporters [1]. Le tout au grand dam des fanclubs internationaux dont un certain nombre ont purement et simplement cessé leurs activités en lien avec le club [2]. La faute entre autres à l’influence du courant antideutsch, mouvance en vogue dans la gauche radicale allemande, se réclamant de l’antifascisme tenant des positions radicalement sionistes… par antinationalisme allemand [3].

S’il est facile de trouver dans d’autres pays des tribunes marquées à gauche s’exprimant sous forme de banderoles ou de drapeaux en faveur d’une lutte ou d’une revendication (Rayo Vallecano en Espagne, Red Star en France, West Ham en Angleterre, Livorno en Italie, Beşiktaş en Turquie…), il est beaucoup plus rare de voir les supporter·ices parvenir à modeler la vie de leur club en fonction de leurs engagements. C’est qu’en Allemagne existe une sorte d’exception au fonctionnement habituel qui voit le propriétaire de club et son conseil d’administration décider de tout : ici, les adhérent·es à l’association FC St. Pauli sont sa base démocratique.

Construire un football libertaire

D’autre part, il existe des exemples de résistance au modèle dominant sur de toutes autres échelles. De nombreux clubs plus petits que le FC St. Pauli se battent également pour redonner au football son caractère populaire et sa dimension d’acteur social local à l’instar du CS Lebowski (Florence), de l’Atletico San Lorenzo (Rome), du Ménilmontant FC 1871 (Paris), ou encore du Clapton FC (Londres). Pour chacun d’eux l’enracinement dans la réalité de terrain et le développement d’une culture sportive inclusive sont des fondements indispensables. Ils posent un contrepoint face à la recherche effrénée et délétère de performance que promeut le football professionnel estampillé UEFA ou FIFA. Et si le FC St. Pauli se montre frileux sur la question palestinienne, c’est tout l’inverse du côté du Ménilmontant FC.

Dans les tribunes de ces réalités sportives à mesure humaine, pas de diktats, pas de censure de la solidarité entre les peuples. Les maillots de ces équipes arborent souvent des symboles reliés à l’histoire du camp politique libertaire (comme le Clapton FC et son mythique maillot aux couleurs de la République espagnole). Et surtout, les solidarités s’y organisent de manière concrète avec des actions de soutien aux réfugié·es ou à tout un ensemble de causes que les communistes libertaires appuient de leur côté au niveau de l’UCL ou d’autres organisations. Elles trouvent d’ailleurs là une application dans un champ pratique qui déborde des organisations strictement politiques.

Alors, si le prisme offre des facettes diversement séduisantes, nous avons le choix de poser notre regard là où l’horizon est le plus intéressant. Nous avons la possibilité de chercher autour de nous ces initiatives, ces clubs qui opposent une résistance de fait au modèle hégémonique et gangrené du football professionnel. Ces clubs locaux ont une forte tendance à se multiplier et il se peut même qu’il y en ait un dans votre entourage ayant besoin de joueur·euses, animateur·ices, formateur·ices… C’est donc aux passionné·es du ballon rond de chausser leurs crampons pour appuyer ces réalités et tacler l’idée reçue que ce sport serait définitivement perdu pour celles et ceux qui aiment l’engagement partagé : en d’autres termes, c’est aux libertaires de jouer !

Accattone (UCL Lille)

Pour aller plus loin :

• Éloge de la passe : le sport comme apprentissage des pratiques libertaires, Collectif, Éditions Libertaires, 2012 • Une histoire populaire du football, Mickaël Correia, Éditions La Découverte, 2018 • Le grand footoir, Collectif, Solar Éditions, 2022 • Atlas du football populaire : Europe - Amérique latine, Yann Dey-Helle, Éditions Terres de Feu, 2024

[1] « Derrière le soutien de certains groupes ultras allemands à Israël », Dialectik Football, 19 novembre 2023. [2] « FC St. Pauli : rupture consommée avec plusieurs fanclubs solidaires des Palestiniens », Dialectik Football, 13 novembre 2023. [3] « Le phénomène antideutsch : une singularité de la gauche radicale allemande », Anne Joly, La Revue des Livres, juillet-août 2012.