À Kyiv, Vitalii compare, bien seul, Gaza à Marioupol

Signataire d’une lettre de « solidarité avec le peuple palestinien » qui lui a valu une dispute avec son grand-père installé en Israël, Vitalii explique le soutien massif des Ukrainiens à l’État hébreu par l’impossibilité de voir des oppresseurs dans les pays occidentaux qui défendent Tel-Aviv comme Kyiv.

Pierre Alonso, 7 janvier 2024 à 12h48

Kyiv (Ukraine).– Vitalii Pavliuk a dit pour la première fois à son grand-père d’aller « se faire foutre » à 30 ans. C’était en novembre dernier. Depuis plusieurs semaines, l’armée israélienne pilonnait la bande de Gaza en réponse aux attaques du Hamas qui ont tué environ 1 200 personnes le 7 octobre. L’auteur et traducteur, né dans une famille juive laïque à Donetsk, dans le Donbass, venait de cosigner une « lettre ukrainienne de solidarité avec le peuple palestinien » (à lire dans le Club de Mediapart).

Le texte « condamn[e] fermement les attaques contre les populations civiles », et rappelle le bilan déjà effroyablement élevé de l’opération israélienne (à l’époque plus de 8 500 habitant·es tué·es dans la bande de Gaza d’après les autorités locales) puis déroule des arguments critiques contre la politique du gouvernement israélien. Alors que la lettre de solidarité connaît un succès rapide (environ 45 000 vues sur Commons, le journal en ligne de la gauche ukrainienne qui l’a initialement publiée), Vitalii reçoit un commentaire acerbe de son grand-père maternel, résidant en Israël depuis l’effondrement de l’empire soviétique.

« Il me dit que je suis un traître et que ce texte fait la propagande de la Russie », raconte le trentenaire. L’accusation est insupportable pour lui qui porte encore le deuil de son père, tué en mai dans les environs de Bakhmout où il combattait l’armée russe. « J’ai dit à mon grand-père d’aller se faire foutre, de ne plus jamais me parler comme ça et de s’excuser s’il voulait qu’on se reparle un jour », se souvient Vitalii Pavliuk, qui estime n’avoir aucune leçon de patriotisme à recevoir, lui qui œuvre à la promotion de la culture ukrainienne et qui a choisi l’Ukraine à deux reprises ces dix dernières années.

En 2014, il est étudiant à Donetsk quand les troubles causés par les séparatistes éclatent. Épaulés par Moscou qui cherche à se venger de la révolution de Maïdan, ils veulent faire sécession. « Au tout début, je ne savais pas ce qui était le mieux, entre la Russie et l’Ukraine. J’étais déconcerté, relate-t-il. Les gens vivaient mal dans le Donbass mais je n’avais pas la preuve que les gens vivaient mieux là-bas [en Russie – ndlr]. » Il se renseigne, particulièrement sur la Transnistrie et l’Abkhazie, des régions annexées ou occupées par Moscou en Moldavie et en Géorgie, et en arrive à la conclusion que rien de bon n’attend leur région si elle passe sous giron russe. « J’ai donc choisi l’Ukraine. » Il se rend aux manifestations en faveur de Kyiv.

Sa sœur et sa mère s’exilent dans la capitale, puis en Israël. Il les imite un peu plus tard, quittant un conflit qui naît pour un autre qui refuse de s’éteindre depuis 70 ans. Pendant un an et demi, il découvre un Israël rêvé dans un kibboutz proche de Haïfa où, embauché dans un zoo, il soigne son dégoût pour les êtres humains au contact des animaux. « On m’a donné un toit, de l’argent, des études, et l’État me fournissait un peu d’argent. »

Vitalii parle aujourd’hui de ces dix-huit mois comme des « dernières vacances d’été » de sa vie. Puis des rencontres avec des Israélien·nes et des Palestinien·nes fissurent doucement l’image idéalisée d’un pays « qui prend soin de ses citoyens, qui rémunère justement le travail, où la police protège et n’agresse pas ». « La violence dans les territoires occupés, le racisme au sein de la société… j’ai commencé à creuser », raconte Vitalii qui est confronté aux silences et tabous de la société israélienne.

Des drapeaux israéliens aux fenêtres

Après deux ans et demi, il décide de rentrer en Ukraine. « L’une des choses que je voulais alors, et que je souhaite toujours, c’est que l’Ukraine ne devienne pas Israël, qu’on n’oublie pas tout à cause de la guerre, qu’on ne succombe pas à la pensée “c’est nous ou eux” », résume-t-il, très empathique envers les Palestinien·nes de par sa propre expérience : « J’ai dû m’exiler deux fois : de Donetsk [en 2014] puis de Kyiv au début de l’invasion à grande échelle. Je me sens comme ceux qui ont connu la Nakba [l’exode des Palestinien·nes en 1948 – ndlr] et doivent maintenant fuir Gaza à cause des bombardements. »

Dans la société ukrainienne, les marques de solidarité envers la Palestine sont rarissimes, tandis qu’un élan fraternel envers Israël s’est élevé après les attaques du 7 octobre 2023. Le président Zelensky a multiplié les déclarations de soutien à Tel-Aviv. Des anonymes ont accroché des drapeaux de l’État hébreu à leur fenêtre. Les images des destructions colossales à Gaza, qui rappellent pourtant le siège de Marioupol, n’y ont rien changé : les Ukrainien·nes s’identifient très majoritairement aux Israélien·nes, pas aux Gazaoui·es. « Les gens disent ici que nous n’avons pas attaqué la Russie, qu’il n’y avait pas de tunnels utilisés par des terroristes sous Marioupol », constate Vitalii.

Le discours installé par le gouvernement, selon lequel le Hamas serait à Israël ce que la Russie est à l’Ukraine, n’est que très peu remis en question par la population. Vitalii y voit une raison historique : « L’Ukraine se bat depuis très, très longtemps pour se rapprocher de l’Occident. On y est presque aujourd’hui, et c’est ce qu’on voulait. L’Occident n’est pas idéal, c’est compliqué et parfois dégoûtant. Aujourd’hui, nous dépendons énormément de nos alliés, qui ont fait des choses horribles dans le passé. »

Faire ce constat demande un supplément de lucidité que tout le monde n’a pas autour de lui, pour des raisons compréhensibles, poursuit-il : « Les gens ne sont pas prêts à penser à notre guerre, à travailler dur pour faire des donations [à l’armée – ndlr], à s’occuper de leur famille, à essayer de rejoindre l’UE et l’Otan, et en même temps à penser que ce que font l’Otan ou les États-Unis est mal. Ma mère m’a dit à propos de la guerre à Gaza : “Je suis tellement fatiguée par notre guerre que je n’ai plus d’énergie pour penser à une autre.” » Il faudra du temps, ajoute-t-il, pour que la population pose un regard critique sur ce futur qu’elle a choisi et qui lui coûte si cher.

En attendant cet éveil collectif, Vitalii a décidé de ne plus répondre à toutes les provocations et de couper court aux discussions sans fin sur Israël. Il reparle à son grand-père, qui s’est excusé pour ses mots outranciers. Le vieil homme, qui a travaillé comme éditeur et a toujours une passion pour l’archivage, a récemment mis la main sur un dictionnaire arabe-russe. Il l’a envoyé à son petit-fils, qui apprend l’arabe. « Pour lui, le savoir est plus important que tout le reste. »