Une nouvelle génération de Coréennes et Coréens émerge sur la scène économique et sociale : elle ne se reconnaît plus dans la dichotomie « dictature/démocratie », et n’accepte ni le « sacrifice pour la croissance économique », ni le « sacrifice pour les pauvres ». Cette génération accompagne l’émergence politique de nouveaux courants (comme la montée en force du libertarianisme ou des groupes fascistes), mais amène aussi la possibilité de construire un courant plus libertaire et socialiste. Et le coup d’État de décembre 2024 pourrait en être le déclencheur.

Depuis la fin de la dictature en 1987, la Corée [1] est partitionnée entre la droite conservatrice [2] et la fraction de la démocratisation [3]. Après une crise économique en 1996, les deux partis s’accordent pour attaquer les droits des travailleuses et travailleurs. Dans ce contexte, le mouvement ouvrier coréen est resté faible, malgré la tentative de la Confédération Coréenne des Syndicats (KCTU) d’impulser une grève générale. Finalement, la ligne du parlementarisme fut privilégiée avec la création de partis travaillistes soutenus par le mouvement syndical : elle n’a pas obtenu plus de succès. C’est l’émergence d’une nouvelle génération qui fait trembler le système de 1987. Le 3 décembre 2024 a constitué un tournant.

Le coup d’État et ses conséquences

Élu en 2022, le président Yoon Suk-Yeol, issu des vestiges de la dictature, a opposé son veto à vingt-cinq projets de loi en deux ans et demi de mandat, tandis que le parti d’opposition a tenté de destituer vingt-trois ministres. Le gouvernement a été paralysé. Des preuves de la corruption de Yoon et de sa femme sont apparues, incitant certaines factions du parti au pouvoir à envisager de se ranger du côté de l’enquête menée par l’opposition. Des enquêtes ultérieures ont révélé que Yoon s’était déjà préparé à un coup d’État dès début 2024. Peu avant cet événement, les activités politiques et les manifestations populaires ont été confrontées à des répressions de plus en plus violentes.

Dans la nuit du 3 décembre, Yoon a déclaré la loi martiale, déployant des unités à Séoul, ­tandis que des militaires prenaient en même temps le contrôle de la Commission électorale nationale (CEN) [4]. D’autres enquêtes ont révélé qu’une unité des forces spéciales chargée d’infiltrer la Corée du Nord s’était déguisée en militaires nord-coréens et avait tenté de mettre en scène un attentat sous un faux drapeau près de l’Assemblée nationale. Il a également été découvert que Yoon avait prévu une frappe préventive en réponse à une provocation nord-coréenne comme justification pour imposer la loi martiale.

Cependant, la nuit de la déclaration de la loi martiale, les travailleurs et travailleuses organisées et les masses se sont déversées dans les rues, bloquant les forces d’État. Les soldates et soldats mobilisés ont refusé d’utiliser la force, tandis que des député·es se sont réuni·es à l’Assemblée nationale pour adopter une résolution abrogeant la loi martiale. Aux premières heures du 4 décembre, Yoon n’avait pas d’autre choix que d’accepter la résolution.

Le lendemain, la procédure de destitution a commencé. Des manifestations massives exigeant la démission immédiate du chef de l’État ont éclaté dans les grandes villes. La KCTU a déclaré une ­grève générale. Le syndicat ­Hyundai Motor a organisé une grève illégale d’un jour et, à partir du 6 décembre, les employé·es du rail et du métro ont rejoint le mouvement. Les ingénieur·es en télécommunications du Syndicat du Service Public et des Transports (KPTU) ont également ajusté leur grève salariale pour s’aligner sur la lutte en faveur de la démission du président. ­D’autres travailleuses et travailleurs organisés ont progressivement intensifié leur participation au mouvement par la grève.

Le 7 décembre, la première motion de destitution a été présentée à l’Assemblée. Les conservateurs ont tenté de bloquer le vote en le boycottant. Un million et demi de manifestantes et manifestants se sont rassemblés dans les rues, alors que le vote était diffusé en direct, et ont physiquement empêché les conservateurs de partir, exigeant l’adoption de la motion. Malgré cela, la motion de destitution fut rejetée.

L’indignation est montée d’un cran. De plus en plus de personnes sont descendues dans les rues et ont pris le contrôle de la zone de l’Assemblée. Le 14 décembre, un deuxième vote de destitution a été organisé, des forces conservatrices font défections : Yoon fut officiellement suspendu de son poste.

Pourtant, Yoon refusait de se rendre. En attendant son procès de destitution, il a intensifié sa propagande fasciste, repris les tactiques de Trump et répandu des théories conspirationnistes sur la fraude électorale. Il a affirmé que les forces pro-nord-coréennes, pro-chinoises et anti-étatiques avaient piraté les serveurs de la CEN, orchestrant la victoire écrasante de l’opposition aux élections pour prendre le contrôle de l’Assemblée et paralyser le gouvernement. Selon lui, la déclaration de loi martiale était un « avertissement au peuple » et un « acte éclairant pour révéler la vérité ». Les groupes d’extrême droite ont réagi violemment à ses incitations.

En réponse, les masses sont descendues dans la rue et ont ­exigé l’arrestation immédiate de Yoon. Le 21 décembre, des paysans et paysannes ont conduit leurs tracteurs vers la résidence présidentielle, affrontant la police pendant 28 heures jusqu’à ce que les autorités soient contraintes de se retirer.

Les procureurs et la police ont procédé à l’arrestation de Yoon. Cependant, le 3 janvier, des manifestants d’extrême droite se sont rassemblés devant la résidence présidentielle, bloquant l’exécution du mandat d’arrêt. En réponse, la KCTU a déclaré une « arrestation populaire » et organisé une manifestation continue de trois jours devant la résidence.

Finalement, Yoon a été arrêté. Sa détention et son procès de destitution n’étaient que des formalités, créant l’illusion que le système ne faisait qu’exécuter la volonté du peuple.

L’union sacrée entre le syndicalisme et la K-pop

Comme pour toutes les luttes réussies, la lutte pour évincer Yoon a été menée principalement par les masses non-organisées. Parmi elles, les « brigades bâtons lumineux » (fans de musique K-pop) sont descendues dans la rue. Tenant les marchandises promotionnelles de leurs idoles comme symboles de résistance, elles ont ­formé des processions massives de millions de personnes, remplissant les places.

Cependant, ce qui a distingué les masses non-organisées dans cette lutte, par rapport aux mouvements précédents, était leur attitude envers les forces organisées (ou groupes politiquement conscients). Dans les luttes coréennes passées, les masses ont souvent repoussé les forces organisées, se sentant mal à l’aise avec ce qui semblait être des tentatives de leadership ou d’endoctrinement.

Pourtant, dans la lutte contre Yoon, l’un des slogans qui a défini le combat était : « La KCTU doit dégager la voie ». La KCTU s’est forgée une certaine crédibilité grâce à sa capacité d’initiative dans la lutte contre Yoon. Plus important encore, elle savait comment résister fermement à la violence d’État – une compétence cruciale pour résister aux répressions policières. Cette capacité a ­permis à la KCTU de « dégager le chemin », et en retour, les masses non-organisées ont placé leur confiance en elle. Profondément émue par ses nouveaux « camarades bâtons lumineux », la KCTU planifie maintenant diverses initiatives pour travailler avec elles et eux.

Cependant, si cette approche axée sur les masses est encourageante, elle suscite aussi des préoccupations. L’histoire a montré que les luttes spontanées massives, malgré leur immense puissance, se dissipent souvent aussi rapidement qu’elles se créent. Nous avons déjà vu des mouvements exaltés par leur aspect massif mais qui ont progressivement vu leur radicalité se diluer. Nous avons adouci notre langage, parce que les masses le trouvaient inconfortable, et atténué l’intensité de la lutte parce qu’elles la trouvaient effrayante. Mais en floutant notre ligne pour répondre à ces attentes, nous affaiblissons notre capacité à maintenir l’élan. Nous devons nous engager auprès des masses mais sans compromettre notre clarté.

Éviter les écueils du passé

Il y a sept ans, une lutte de masse en Corée du Sud a conduit à la destitution d’un président. Pourtant, les fruits de cette lutte ont finalement bénéficié à la faction de la démocratisation et au régime qu’elle a construit.

Comme l’écrit Marx, citant Hegel, dans Le 18 brumaire de Louis Napoléon : « Tous les grands faits et personnages de l’histoire mondiale apparaissent, pour ainsi dire, deux fois. ». Une fois de plus, un régime dictatorial conservateur est tombé dans la corruption. Une fois de plus, il a réprimé les mouvements de ­masse. Une fois de plus, il a fait face à la résistance. Mais cette fois, il est allé jusqu’à déclarer une loi martiale risible et tenter un coup d’État – une rébellion qui s’est effondrée en quatre heures sous le poids du système qu’il cherchait à contrôler. Et maintenant, le système cherche à se rétablir lui-même, comme il l’a déjà fait.

Mais, poursuit Marx, « la première fois en tant que tragédie, la deuxième fois en tant que farce ». Contrairement à il y a sept ans, le système gère maintenant les crises avec absurdité. Le 7 décembre, le premier vote de destitution a été rejeté parce que les forces conservatrices-dictatoriales refusaient même les compromis minimaux nécessaires pour préserver le système. Le 3 janvier, la tentative d’arrestation présidentielle a échoué, l’équipe de sécurité de Yoon s’étant barricadée avec des armes à feu. Avec l’armée et la police presque entraînées dans une guerre civile à cause de l’arrestation de Yoon, le système était clairement sur le point d’éclater. Puis, après l’arrestation, les fascistes ont pris d’assaut le tribunal et exigé l’exécution du « juge communiste » qui avait émis ce mandat d’arrêt.

Le système en place lutte désespérément pour survivre. Le chef du coup d’État est emprisonné et ses ­gardes du corps ont finalement choisi de se conformer à la loi plutôt que de résister à un mandat d’arrêt « légitime » – se présentant comme des « citoyens démocrates ». Les fascistes qui ont pris d’assaut la Cour ont tous été arrêtés et risquent dix ans de prison pour émeute. La Cour constitutionnelle maintiendra la destitution et, lors des prochaines élections anticipées, la faction de la démocratisation obtiendra sans aucun doute une victoire écrasante. Très probablement, en tant que forme ultime de préservation d’un tel fonctionnement, elle va pousser pour une réforme constitutionnelle. Les gardiens du système tenteront de rétablir le monde d’avant la loi martiale pour revenir à une époque de compromis et de politique de coalition, maintenant une forme d’équilibre prudent.

Mais le peuvent-ils  ? Ou plutôt, devrions-nous le permettre  ?

Un tremplin vers la révolution  ?

D’aucuns disent que la politique centriste est en crise. Le système fondé sur la politique de compromis et coalition a persisté depuis la fin de la guerre froide dans certains endroits, depuis la chute du mur de Berlin dans d’autres, depuis 1968 ailleurs, et depuis 1987 en Corée du Sud. Mais on dit maintenant qu’il est en train de s’effondrer. Le chaos déclenché par cette loi martiale est pour nous un aperçu de la chute de ce système.

Cette façon de diriger le pays a longtemps été maintenue, aujourd’hui elle est en train de trembler. Pour nous cela signale l’émergence d’une situation révolutionnaire. Dans un monde de coalition et de compromis, nous avons organisé les mouvements de masse d’une manière sûre et donc, dans une certaine mesure, inoffensive. Mais maintenant, alors que ce monde s’écroule, nous devons sérieusement reconsidérer quel type de lutte nous pouvons et devons organiser. Cette fois, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre.

Il faut tout au moins s’assurer que notre courant libertaire sorte renforcé de cette lutte. Pour y parvenir, nous devons consolider notre présence, nous intégrer dans les masses, nous organiser et lutter.

Anarchist Yondae (organisation sœur de l’UCL en Corée)

[1] Lorsque l’article parle de la Corée, il se concentre sur la Corée du Sud : nous avons fait le choix d’une traduction littérale par rapport au communiqué originel écrit en coréen. [2] Incarnée aujourd’hui par le parti « Pouvoir aux nationaux ». [3] Nom générique désignant tous les partis ayant amené à la création de l’actuel Parti Minju. [4] Institution indépendante chargée de garantir la tenue d’élections libres et équitables.