Le capitalisme n’a pas toujours existé. En définissant celui-ci comme une « économie de marché », caractérisée par l’échange marchand, l’argent et son accumulation, libéraux et marxistes se sont longtemps accordés sur le fait qu’il y aurait depuis l’Antiquité, avec l’essor du commerce, de l’argent et d’une bourgeoisie urbaine, des formes « embryonnaires » du capitalisme. Leur idée commune est qu’à partir de ces embryons, le capitalisme serait progressivement né à l’époque moderne en Europe occidentale dans les « interstices » du féodalisme (les villes), porté par une « bourgeoisie » marchande qui aurait triomphé de l’aristocratie féodale dans une série de « révolutions bourgeoises », permettant à ces embryons de s’épanouir sans restriction.

Cette vision consensuelle a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment par un courant marxiste hétérodoxe, le « marxisme politique », fondé par Robert Brenner, historien marxiste de l’économie, et Ellen Meiksins Wood, théoricienne marxiste et historienne des idées [1]. Les marxistes politiques s’opposent aux marxistes orthodoxes comme Staline en refusant de penser l’histoire comme un processus linéaire allant du « communisme primitif » au communisme en passant par l’esclavagisme, le féodalisme et le capitalisme du fait de l’accroissement des forces productives.

Au contraire, ils et elles pensent que l’histoire est le produit de la contingence de la lutte des classes et font du capitalisme un système économique unique. Il se caractérise en premier lieu par une dépendance généralisée au marché des classes dominantes, dépendantes de la profitabilité de leurs investissements, et des classes dominées, dépendantes de leurs salaires. De plus, cette dépendance généralisée n’est plus vis-à-vis des marchés segmentés légalement et géographiquement et très fortement régulés de l’Ancien Régime, mais vis-à-vis d’un marché national – et de plus en plus international – faiblement régulé, entraînant ainsi une compétition généralisée entre acteurs économiques. Enfin, à la fois condition et résultat de cette transformation, l’État devient moins un moyen d’enrichissement personnel par le biais de l’exploitation fiscale absolutiste de la paysannerie, et davantage un garant « impersonnel » de l’ordre capitaliste national et de sa croissance.

Conditions et conséquences

La première condition d’émergence du capitalisme est la dépossession des moyens de production d’une majorité des classes dominées, à commencer par la dépossession des paysans et paysannes de leurs terres et leur transformation en prolétaires dépendants du marché du travail pour leur survie. Cela implique un tournant vers le marché de classes dominantes qui ne peuvent plus compter sur la rente féodale et sur l’impôt prélevés sur une paysannerie propriétaire pour s’enrichir puisque cette dernière disparaît et, avec elle, l’exploitation féodale et absolutiste. La deuxième condition est l’unification légale et géographique par un État des marchés préexistants, ainsi que leur dérégulation. La troisième condition est l’existence d’un État fort, capable de créer ces conditions et d’endurer les conséquences négatives de cette transformation.

La première conséquence du capitalisme est que l’exploitation des classes dominées par les classes dominantes se fait désormais par l’intermédiaire exclusif du marché, un marché qui n’est plus que faiblement régulé et très compétitif. Le capitalisme se présente donc non comme une forme d’exploitation de classe directe, comme le féodalisme, mais comme une domination impersonnelle du marché, ce qu’elle est en partie puisque les capitalistes sont aussi soumis à cette domination impersonnelle. La deuxième conséquence est que, pour rester compétitifs et donc profitables, les acteurs économiques doivent accroître sans cesse leur productivité et leur volume de production pour faire baisser leurs coûts unitaires et accroître leurs ventes. Ils sont forcés par leur dépendance à un marché unifié compétitif d’obéir à ses impératifs, ce qui aboutit à une « compulsion de croissance » et donc à des crises économiques de surproduction récurrentes et à une crise climatique et écologique inédite. La troisième conséquence est que cette croissance économique forcée offre des moyens financiers sans précédents aux États leur permettant de renforcer leur domination à l’échelle nationale et internationale, d’où la croissance exceptionnelle de leur pouvoir, notamment policier et militaire.

Si l’on définit le capitalisme à partir de ses conditions d’émergence et caractéristiques historiquement spécifiques entraînant des conséquences elles-aussi historiquement spécifiques, on perçoit plus clairement ce qu’il y a d’unique dans notre société contemporaine. En effet, si cela fait des milliers d’années qu’il y a de l’exploitation de classe, des marchés, de l’argent, des investissements et des États, cela fait en revanche seulement moins de deux siècles qu’il y a cette domination impersonnelle du marché et de son pendant politique, l’État capitaliste, et que leur croissance à marche forcée amène de crises en crises, vers une catastrophe écologique globale. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Violence de classe et impérialisme

Selon les marxistes politiques, l’émergence du capitalisme n’est pas un processus naturel et universel résultant de l’accroissement quantitatif des échanges marchands en Europe occidentale à l’époque moderne, puisqu’à cette période, les paysans et paysannes d’Europe (et des Amériques) restent exploitées sur un mode féodal ou absolutiste par des classes dominantes qui s’enrichissent principalement par ce biais. Même les grandes cités marchandes d’Italie et des Pays-Bas ne fondent pas leur prospérité sur leur compétitivité supérieure sur un (inexistant) marché unifié et dérégulé, mais au contraire grâce à leur puissance militaire qui leur assure des revenus tirés de paysanneries exploitées sur un mode féodal ou colonial et de monopoles commerciaux sur des marchés segmentés et fortement régulés [2].

C’est ce caractère non-capitaliste qui explique le relatif déclin à l’époque moderne de cités italiennes comme Gênes, Florence et Venise et au XVIIIe siècle pour les Pays-Bas. Une seule exception : l’Angleterre, où le capitalisme émerge de manière contingente à l’époque moderne. Grâce à son émergence unique et précoce du capitalisme, lui assurant une forte croissance économique et fiscale, l’Angleterre devint aux XVIIIe et XIXe siècles la plus grande puissance militaire mondiale. Face à elle, ses rivaux sont progressivement forcés d’adopter des réformes pour accroître leur puissance économique, fiscale, militaire, aboutissant à l’émergence du capitalisme en Allemagne, au Japon ou en France dans la deuxième moitié du xixe siècle (voir le sous-article). Ailleurs, le capitalisme émergea au cours du XIXe siècle et surtout du XXe siècle via la conquête coloniale ou les exportations de capitaux.

Loin d’être l’aboutissement d’un développement naturel et universel, le capitalisme a émergé de manière contingente, par la violence de classe à l’intérieur et la violence impérialiste à l’extérieur, jusqu’à s’étendre sur la totalité du globe. Si le capi­talisme est un accident de l’histoire, cela vaut également pour le communisme libertaire, qui ne pourra par conséquence advenir que de la même manière : dans la contingence de la lutte des classes et (anti-)impérialiste.

Armand Paris de Sortir du capitalisme

Chronologie

1066 conquête normande sur l’Angleterre

MILIEU DU XIVe SIÈCLE grande Peste et crise du féodalisme.

1381 Révolte des paysans en Angleterre.

FIN DU XIVe SIÈCLE diminution progressive du servage, tournant commercial de l’aristocratie en Angleterre.

1488–1517 vague massive d’expulsions forcées de paysans, processus qui s’achève avec les enclosures parlementaires (la privatisation des communs), du XVIIIe siècle en Angleterre.

XVIe–XVIIIe SIÈCLE période en France dite de l’Ancien Régime, caractérisé par un compromis de classe entre monarchie, aristocratie et bourgeoisie pour se partager les fruits de l’exploitation féodale et absolutiste de la paysannerie et des colonies.

1688–1815 ascension géopolitique anglaise et cycle de guerres entre l’Angleterre et la France, toutes perdues à une exception près (la guerre d’indépendance des États-Unis) par la France.

1763–1789 cycle de réformes économiques et libérales de l’Ancien Régime, finalement avortées.

1789–1793 Révolution française et cycle de réformes d’inspiration libérales.

ANNÉES 1850–1860 débuts des grandes réformes qui vont déboucher sur l’émergence du capitalisme industriel en France (création d’un vaste réseau chemin de fer, signature de traités de libre-échange et début du démantèlement des coutumes artisanales).

[1] Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme, Québec, Lux, 2013 ; François Allisson et Nicolas Brisset (éd.), Aux origines du capitalisme : Robert Brenner et le marxisme politique, ENS Éditions, 2023. [2] Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme, op. Cit.

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    ·
    29 days ago

    J’ai l’impression qu’il manque tout le point des moyens contractuels inventés et mis en œuvre par l’église pour exploiter des terres et recevoir des rentes liées uniquement a la possession de la terre, qui met quand même un point de départ intéressant (et antérieur a ce papier) au capitalisme moderne.

    De toute façon faire le tri entre capitalisme, propriété autre que d’usage, domination sociale etc. est compliqué et je pense multiforme.