Le promoteur du retour de la réserve parlementaire ne serait-il pas, à son insu, son principal fossoyeur ? Depuis la rentrée de septembre, le député Renaissance Frédéric Descrozaille milite ardemment, avec deux autres collègues Les Républicains (LR) et Horizons, pour que les parlementaires puissent à nouveau bénéficier, comme c’était le cas jusqu’en 2017, d’une enveloppe d’argent public leur permettant de financer à leur guise des associations et collectivités locales.

Après avoir longtemps permis aux élu·es d’arroser des clientèles électorales, ce dispositif avait été supprimé par les lois de confiance votées au début de la présidence d’Emmanuel Macron, dans la foulée de l’affaire Fillon et de l’avènement d’un autoproclamé « nouveau monde » censé entrer en rupture avec les pratiques du passé. C’était avant que le nouveau pouvoir, à son tour rattrapé par une cascade de scandales, renie ses promesses d’exemplarité ; il y a une éternité. « J’avais voté pour sa suppression en 2017, je me suis trompé. J’avais à l’époque une approche théorique et abstraite du rôle de député », a expliqué Frédéric Descrozaille, fin septembre au Parisien, pour justifier son changement de pied sur le sujet.

Appuyés par 300 parlementaires de tous bords, les porteurs du projet – qui se sont aussi adjoint les services d’un professionnel du lobbying, d’après la Lettre A – précisent qu’ils souhaitent mieux encadrer la distribution de la réserve parlementaire, qui a donné lieu à de nombreuses dérives dans le passé, en instituant « une charte de bonne utilisation ». « Un dispositif rigoureux de transparence et de contrôle sera mis en place pour garantir la bonne utilisation des fonds publics », ont-ils précisé lors d’une conférence de presse, conscients de la méfiance que suscite leur proposition.

Des doutes que les faits ne contribuent pas à lever. D’après des informations de Mediapart, le député Frédéric Descrozaille a en effet directement pioché dans une autre enveloppe d’argent public, celle lui permettant de rembourser ses frais de mandat, pour soutenir une personnalité locale en 2021, moins d’un an avant les élections législatives de 2022.

Chaque député·e dispose d’un crédit de 5 645 euros par mois, appelé AFM (avance de frais de mandat), permettant de faire face aux « diverses dépenses liées à l’exercice de [son] mandat », d’après les règles en vigueur à l’Assemblée nationale. Le contrôle de ces frais de mandat, à l’origine de nombreuses malversations, a été rendu plus robuste lors du vote des lois de confiance de 2017, mais les vérifications demeurent lacunaires (les député·es sont contrôlé·es de manière aléatoire, une fois par législature, après tirage au sort).

Sollicité par Mediapart, Frédéric Descrozaille a simplement indiqué, dans une déclaration de principe, que « l’utilisation de [son] AFM est conforme à ce [qu’il a] voté en 2017 et est contrôlée par le déontologue [de l’Assemblée nationale] ». Mais, malgré nos relances, le député s’est refusé à toute explication sur les raisons pour lesquelles il a utilisé cet argent public pour payer des frais qui paraissent bien éloignés de son activité parlementaire (lire la Boîte noire).

Frédéric [Descrozaille] a toujours voulu avoir un pied dans le quartier du Bois-l’Abbé et il pensait que Coulibaly lui amènerait des électeurs.

Anthony Simati, entrepreneur

En l’occurrence, d’après des documents consultés par Mediapart, Frédéric Descrozaille a pris en charge avec son AFM le paiement d’honoraires d’un cabinet d’avocats (pour un coût de 2 256 euros), mobilisé à l’été 2021 dans le cadre d’un conflit au sein d’une association du Val-de-Marne. L’affaire ne concernait en rien les activités de l’élu à l’Assemblée nationale, mais portait sur un contentieux impliquant deux dirigeants de cette toute jeune structure locale, en proie à des problèmes financiers et de gouvernance.

L’association en question, baptisée Onco TV, avait été créée en avril 2020 dans le but de développer un service de télémédecine dédié à la lutte contre le cancer. Implanté dans le quartier du Bois-l’Abbé à Champigny-sur-Marne, troisième quartier prioritaire en politique de la ville d’Île-de-France, le projet était porté par deux amis : l’entrepreneur Anthony Simati, alias « Anthony Dunknation », et l’acteur Mahamadou Coulibaly. Ce dernier, rendu célèbre par ses rôles dans le film Banlieue 13 ou la série No Limit, est une figure incontournable du quartier, parfois présenté comme un « fixeur » pour les élu·es.

Dès le lancement d’Onco TV en 2020, le député Descrozaille s’est impliqué aux côtés de ce binôme d’entrepreneurs. Ancien membre du PS puis du MoDem, cet ex-cadre dans le secteur agricole, qui a des liens de parenté avec l’ancien bras droit d’Emmanuel Macron Ismaël Emelien, a fait son entrée à l’Assemblée nationale en 2017, en étant élu à la surprise générale dans la 1ère circonscription du Val-de-Marne. Le quartier du Bois-l’Abbé n’est pas situé dans cette circonscription, mais dans celle juste à côté (la 5e circonscription du Val-de-Marne), où Frédéric Descrozaille réside et où il aurait souhaité se présenter en 2022, avant d’en être empêché par son parti. « Frédéric [Descrozaille] a toujours voulu avoir un pied dans le quartier du Bois-l’Abbé et il pensait que Coulibaly lui amènerait des électeurs », retrace « Anthony Dunknation » auprès de Mediapart. Contacté par le biais de son agente, Mahamadou Coulibaly n’a pas retourné nos demandes d’entretien. Un problème de gouvernance

Pour aider l’association, le député fait rapidement jouer son réseau auprès de la préfecture, du conseil départemental ou encore de l’Institut Gustave-Roussy (également situé dans le Val-de-Marne), premier centre de lutte contre le cancer en Europe. En septembre 2020, il sollicite aussi son collègue Michel Lauzzana, député du Lot-et-Garonne, qui préside le groupe d’études de l’Assemblée nationale sur le cancer, pour qu’ils rencontrent les deux entrepreneurs.

Un an plus tard, à l’été 2021, alors qu’un conflit éclate entre les deux dirigeants associatifs, sur fond d’accusations croisées sur les raisons de l’échec d’Onco TV, le député se démène pour modifier la gouvernance de la structure, à laquelle il n’appartient pourtant pas officiellement. Fin juin, il organise une réunion, particulièrement houleuse, dans sa permanence parlementaire, où il promet, d’après un document consulté par Mediapart, de « ruiner la réputation » d’« Anthony Dunknation » dans le cas où ce dernier n’accepterait pas de lâcher la présidence de la structure.

En parallèle, le député mandate un ami avocat pour qu’il prépare tous les documents nécessaires au lancement d’une procédure de conciliation. Ce sont les honoraires relatifs à cette mission qui seront payés par l’AFM du député en 2022, juste avant la fin de la législature et la clôture des comptes AFM, dont le reliquat doit être reversé à l’Assemblée nationale.

Questionné sur ces manœuvres, Frédéric Descrozaille a simplement fait savoir, par le biais d’un de ses collaborateurs parlementaires, qu’« au cours du mois de juin 2021, il s’est efforcé de contribuer à résoudre un problème de gouvernance de l’association Onco TV qu’il avait soutenue dans son objet au moment de sa création et qui encourait le risque d’une cessation de paiement ». « Depuis, il n’est plus intervenu en aucune manière sur ce dossier qui n’a jamais figuré parmi ses priorités », ajoute son équipe.

Anthony Dunknation garde pour sa part un tout autre souvenir de cet épisode. « Ils ont voulu reprendre mon projet et l’association, mais j’ai refusé de le faire », témoigne celui qui indique avoir quitté ensuite Champigny depuis l’été 2021. « Je n’y remettrai plus les pieds. »

Antton Rouget

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