alternatives-economiques.fr Grands projets routiers : l’heure de tirer le frein à main Recueilli par Céline Mouzon 12–15 minutes

Derrière la lutte contre l’A69 entre Toulouse et Castres, les mobilisations écologiques s’intensifient pour stopper des dizaines de projets routiers défendus par les autorités au nom du développement économique.

Après leur week-end de manifestation, les 21 et 22 octobre, contre le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, les adversaires du « tout-bagnole » ne comptent pas s’arrêter. Le « Ramdam sur le macadam », qui a réuni plusieurs milliers de personnes dans le Tarn, a vu sa médiatisation décoller grâce au soutien du collectif Les Soulèvements de la terre et à la grève de la faim du militant Thomas Brail. Mais ce n’est pas le seul projet routier à faire l’objet de contestations.

Désormais, les opposants se coordonnent et leurs luttes dépassent le cadre local auquel elles étaient autrefois cantonnées. Le collectif national La Déroute des routes, qui a coorganisé…

Après leur week-end de manifestation, les 21 et 22 octobre, contre le projet d’autoroute A69 entre Toulouse et Castres, les adversaires du « tout-bagnole » ne comptent pas s’arrêter. Le « Ramdam sur le macadam », qui a réuni plusieurs milliers de personnes dans le Tarn, a vu sa médiatisation décoller grâce au soutien du collectif Les Soulèvements de la terre et à la grève de la faim du militant Thomas Brail. Mais ce n’est pas le seul projet routier à faire l’objet de contestations.

Désormais, les opposants se coordonnent et leurs luttes dépassent le cadre local auquel elles étaient autrefois cantonnées. Ce même 22 octobre, une autre action avait lieu contre le grand contournement ouest (GCO) de Strasbourg, déjà construit mais contesté depuis 20 ans. Le collectif national La Déroute des routes, qui a coorganisé1 le « Ramdam » anti-A69 et la manifestation anti-GCO, est en effet composé de 55 organisations qui luttent contre autant de projets, dont sept autoroutes. Il a annoncé, pour sa « saison d’automne », dix rassemblements, dont les deux derniers doivent se tenir contre le contournement Est de Rouen (A133-A134) et le projet de déviation de Saint-Péray, près de Valence.

Cette constellation d’actions locales porte un mot d’ordre national. Dans son manifeste, La Déroute des routes prône une « révolution » des politiques de transport. Elle réclame notamment de mettre la fin à la spécialisation des territoires afin de récréer de l’activité localement pour diminuer la demande de transport, ou encore d’investir dans les infrastructures favorisant les modes doux et décarbonés.

Mais sa principale revendication est encore plus clivante : avec d’autres ONG et collectifs nationaux dont Greenpeace ou France nature environnement, elle demande un moratoire sur tous les grands projets d’aménagement routiers, dont l’A69.

Les arguments contre ces nouvelles routes sont nombreux. D’abord, elles imperméabilisent des sols. Sur la période 2011-2020, les réseaux routiers représentent ainsi la deuxième source d’artificialisation des terres (16 %), derrière le logement (47 %), évalue un rapport du cabinet BL Evolution de mai 2022.

Selon le document, les 32 projets autoroutiers en cours représentent à eux seuls 9 000 hectares à artificialiser, un niveau trop important pour respecter le budget 2021-2030 de la trajectoire « zéro artificialisation nette ». En plus de détruire des écosystèmes, ces routes les morcellent en créant une barrière infranchissable pour les animaux et génèrent une pollution sonore qui perturbe les organismes vivants. Le trafic induit oublié

A ces nuisances pour la biodiversité s’ajoute le surcroît d’émissions de CO2 lié au trafic routier, alors que celui-ci représente un peu moins de 30 % des gaz à effet de serre émis par la France. En réduisant les temps de trajet, les nouvelles routes augmentent en effet la demande de transport – on parle de « trafic induit ».

Selon un rapport du Cerema de 2018 portant sur 32 autoroutes déjà construites, le trafic a été initialement sous-estimé de 20 % en moyenne par les porteurs de projet, signe que le trafic induit est souvent oublié. Celui-ci génère par ailleurs, en plus du CO2, des polluants atmosphériques, notamment les oxydes d’azote liés à la combustion des moteurs et des particules fines dues au freinage des véhicules.

« La route induit un mode de vie, fabrique des comportements et crée des besoins » – Enora Chopard, La Déroute des routes

Au-delà de leur impact individuel, les 55 projets routiers contestés « font système », dénonce Enora Chopard, porte-parole de La Déroute des routes et élue municipale rouennaise (EELV). « La route induit un mode de vie, fabrique des comportements et crée des besoins. Les routes ne désenclavent pas les territoires, mais livrent de nouveaux espaces à la prédation foncière du privé », détaille le manifeste de La Déroute des routes, qui considère les routes comme le « front pionnier de la métropolisation ».

Le texte rappelle enfin que les 55 projets nécessitent 18 milliards d’euros d’investissements, dont 12 milliards de fonds publics, selon le décompte de Reporterre. Un coût probablement sous-estimé, estiment les opposants, qui brandissent le rapport du Cerema de 2018 faisant état d’un surcoût moyen de 20 % par rapport aux prévisions initiales des porteurs de projet. « On sait que ça fera moins d’argent pour le train et le vélo », note Valentin Desfontaines, responsable mobilités durables du Réseau Action Climat. Moratoire ou « cas par cas » ?

Tous ces arguments ne suffisent pas au ministre des Transports, Clément Beaune, qui exclut tout moratoire et défend une politique du « cas par cas ». Mais alors qu’il avait promis, dès le printemps 2023, de revoir un « certain nombre de projets routiers » d’ici le début de l’été et s’était dit favorable à d’éventuels aménagements pour l’A69, aucun arbitrage n’a encore été prononcé. Le ministre a simplement réaffirmé fin-octobre que plusieurs projets routiers pas encore lancés seraient annulés et que l’A69 serait construite.

S’il est vrai que chaque projet d’infrastructure routière affiche une balance coûts-bénéfices différente, certains projets restent-ils vraiment défendables ? Alors que le bilan écologique d’une route est incontestablement négatif, le cœur de la controverse réside dans ses éventuels bénéfices économiques et dans les éventuelles compensations écologiques mises en place.

Dans le cas de l’A69, l’Autorité environnementale – chargée d’évaluer les projets avant l’enquête publique et la validation des autorités – estime dans son avis défavorable de 2022 que cette balance coûts-bénéfices est négative :

« Ce projet routier, initié il y a plusieurs décennies, apparaît anachronique au regard des enjeux et ambitions [écologiques] actuels (...). La justification de raisons impératives d’intérêt public majeur du projet au regard de ses incidences sur les milieux naturels apparaît limitée »

Critiques des scientifiques

Des arguments repris dans une lettre ouverte au président de la République signée par près de 2 000 scientifiques – dont plusieurs auteurs du Giec : « Ni l’intensité du trafic, ni les gains de temps envisagés sur le trajet Toulouse-Castres ne justifient la construction d’une autoroute », tranchent les signataires. Alors que l’A69 est censée offrir un gain de temps d’une quinzaine de minutes entre les deux villes, pour un tarif de plus de 8 euros, elle deviendrait « la deuxième autoroute la plus chère de France (0,18 €/km) ».

Les scientifiques plaident en outre pour une limitation de la vitesse maximale à 110 km/h en France afin de réduire le trafic et les distances parcourues en voiture, ce qui annulerait tout gain de temps éventuel. Un raisonnement qui vaut pour tous les autres projets autoroutiers.

« Le principe même de compensation écologique est largement contesté dans la littérature scientifique »

Quant à l’argument du désenclavement de Castres, mis en avant par les pro-A69, « il ne tient pas », estiment les scientifiques. « Les recherches montrent clairement que le lien entre infrastructures autoroutières et développement n’est pas automatique, et peut être négatif, car celles-ci exacerbent la concurrence entre territoires, et favorisent les grands centres urbains plus que les zones traversées ou même les villes moyennes que l’on voulait ainsi desservir », écrivent-ils.

Les mesures de compensation écologique, censées contrebalancer les effets de l’A69 sur le climat et la biodiversité, peuvent-elles améliorer l’équation ? Sur ce point, l’Autorité environnementale a durement critiqué l’insuffisance des propositions du concessionnaire Atosca. La lettre des scientifiques rappelle par ailleurs que « le principe même de la compensation écologique est largement contesté dans la littérature scientifique. Notamment parce que des arbres centenaires et des écosystèmes [détruit par les travaux, ndlr] ne sont pas remplaçables par des plantations plus jeunes ou par la protection d’autres zones. » Des études d’impact très insuffisantes

Les autres projets routiers affichent-ils de telles carences ? Assez souvent, selon l’Autorité environnementale. Dans une synthèse de ses 104 avis sur des dossiers d’infrastructures routières étudiés entre 2009 et 2018, l’institution évoque les études de trafic qui « ne prennent presque jamais en compte les trafics induits (…) ni les reports modaux possibles », l’absence quasi systématique de mesures d’évitement, de réduction ou de compensation des émissions de gaz à effet de serre, ainsi que la focalisation sur les seules espèces protégées « sans une analyse suffisante des effets sur la fonctionnalité des écosystèmes ».

Plus récemment, l’Autorité environnementale a par exemple livré son deuxième avis sur le grand contournement ouest de Strasbourg (GCO), une autoroute de 24 kilomètres ouverte fin-2021. Elle conclut ainsi que « les résultats des projections, qui ont servi à justifier le projet, présentent de telles faiblesses de fond et de forme qu’il n’est pas possible d’en valider les conclusions », ajoutant que « le nombre de véhicules empruntant quotidiennement l’A4/A35 [censées être délestées par le GCO] restera très élevé, comme par conséquent les nuisances associées ».

Si chaque projet routier est différent, poussant le ministre des Transports à faire du « cas par cas », la balance coûts-bénéfices semble donc généralement négative. Face à ce constat, la France va-t-elle sortir de sa politique « pro-route » vieille de près d’un siècle ? Le grand tournant ?

Certains signaux le laissent penser. Ainsi, le Conseil d’orientation des infrastructures (COI), instance essentiellement composée d’élus censée guider le gouvernement, a proposé récemment trois scénarios pour hiérarchiser les grands projets d’aménagement tout en respectant les objectifs écologiques du pays. Dans tous ces scénarios, les projets d’extension du réseau routier passent au second plan, derrière les projets ferroviaires.

Le scénario « planification écologique » du COI – le moins favorable à la route, salué avec quelques réserves par Clément Beaune – valide cependant certains projets (l’A31 entre Toul et le Luxembourg, l’élargissement de l’A63 entre Bordeaux et Salles ou l’A54 qui contourne Arles). Mais il propose d’en réexaminer d’autres, comme l’A56 entre Fos-sur-Mer et Salon-de-Provence, et même d’abandonner l’A147 entre Poitiers et Limoges.

Le COI critique notamment certains projets de routes censées « désenclaver » des territoires ruraux2 . Certains « comprennent encore des perspectives de tracés neufs et de mises à deux fois deux voies sur des linéaires importants, alors même que les trafics, inférieurs, voire très inférieurs à 10 000 véhicules par jour, ne peuvent pas le justifier ». Le COI estime « nécessaire de privilégier des aménagements ponctuels mais susceptibles d’être financés rapidement ».

L’enveloppe annuelle de l’Etat aux régions pour le financement des routes est passée de 412 millions d’euros entre 2015 et 2022 à 320 pour 2023-2027

À ce sujet, l’Etat a récemment rendu ses arbitrages concernant les Contrats de plan Etat-régions (CPER), qui définissent très concrètement l’enveloppe disponible pour aménager le territoire. Son volet « route » est passé de 412 millions par an entre 2015 et 2022 à 320 pour la période 2023-2027.

La première victime de ce resserrement pourrait être le contournement Est de Rouen (A133-134). Vieux d’un demi-siècle, ces 40 kilomètres d’autoroute à un milliard d’euros sont dans le viseur des écologistes : une manifestation des Soulèvement de la terre a eu lieu en mai 2023 contre le chantier et une action de La Déroute des routes a été annoncée pour l’automne.

Même le maire PS de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol s’y est dit opposé après l’avoir soutenu, lâchant les exécutifs régionaux et départementaux. Contrairement à l’A69, devenue un totem politique du gouvernement et de nombreux élus du sud-ouest, le contournement de Rouen pourrait faire les frais de cette nouvelle politique du « cas par cas ».